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Considérations sur le néoprotectionnisme de Kako Nubukpo

Considérations sur le néoprotectionnisme de Kako Nubukpo

Le professeur Kako Nubukpo est, à mon sens, l'un des économistes africains les plus brillants de notre époque. Il est un penseur qui, avec une plume acérée, déconstruit les évidences et propose des alternatives audacieuses pour l'Afrique. Sa capacité à allier une connaissance approfondie des réalités locales à une vision globale en fait un intellectuel de premier plan et un exemple pour la jeunesse africaine. En 2022, il a publié chez Odile Jacob un essai dont le titre est : Une solution pour l’Afrique. Dans son ouvrage, il défend deux choses : un néoprotectionnisme africain pour protéger les économies locales et l'importance des biens communs comme levier de développement pour l’Afrique. C’est bien la proposition d'un néoprotectionnisme africain que je veux passer au tamis dans ce billet. Pourquoi ? Parce que les idées, bonnes ou mauvaises, mènent le monde et ont des conséquences. Keynes avait raison d’écrire : “[...] Les idées, justes ou fausses, ont plus d’importance qu’on ne le pense en général. À vrai dire, le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé.” Cette citation de Keynes trouve un fort écho dans cette réponse de Thomas Carlyle. L’écoutant enseigner à l’occasion d’une fête, l’un des convives lui adressa le reproche suivant : “Des idées, M. Carlyle, ce ne sont que des idées !” ; à quoi Carlyle répliqua : “Un jour, un certain Rousseau écrivit un livre qui ne contenait que des idées. C’est avec la peau des détracteurs de la première que fut reliée la deuxième édition de son livre !”.

Dès la page 22 de son ouvrage, le professeur Kako Nubukpo note clairement sa position : “Je suis contre le libre-échange car c’est la liberté du loup dans la bergerie.” Cette métaphore a le mérite de la clarté. Mais, sa clarté n’exonère pas son inanité. Revenons à ce qu’est le libre-échange. L’échange est le socle des sociétés. Soit un homme, soudeur vivant à Cotonou au Bénin. En se levant tous les jours, il s’habille. N’ayant pas le talent de confectionnement de vêtements, il est obligé de payer son vêtement chez un marchand. Ce dernier s’est approvisionné chez des tailleurs-couturiers togolais qui utilisent des tissus provenant des usines de textile d’Ethiopie employant du coton malien. Pour que le coton malien parvienne à l’usine de textile éthiopienne, il a fallu que des terres aient été défrichées, labourées et ensemencées, que le coton ait été récolté, que des spécialistes de la logistique acheminassent le coton. Avec son premier geste de la journée (s’habiller), cet homme a mobilisé une centaine, un millier de personnes, une quantité inouïe de travail humain. De plus, il ne passera pas sa journée sans employer un peu d’huile, un peu de pain, un peu de sucre, un peu de tomates, etc. Je laisse le lecteur remonter le fil de la chaîne de fabrication de ces biens. À son tour, cet homme soudera des machines qui seront employées peut-être en Côte d’Ivoire, en Tanzanie ou au Maroc. Inutile pour moi de dérouler toutes les éventualités. Ce que je veux dire via l’exemple ci-dessus est : les hommes travaillent les uns pour les autres et, donc, échangent. Le libre-échange, en tant qu'échange volontaire de biens et de services entre les individus, est un jeu à somme positive, c’est-à-dire que les échanges commerciaux volontaires entre différents acteurs économiques (individus, entreprises, pays) génèrent des gains pour tous les participants. En cela, le libre-échange est nécessairement un juste-échange.

Le néoprotectionnisme proné par Kako Nubukpo “se veut écologique et fondé sur la protection”. S’il m’est permis d’être un peu provocateur, je dirais que le néoprotectionnisme de Kako Nubukpo est un protectionnisme “pastèque” (vert à l’extérieur et rouge à l’intérieur). Dit autrement, que la cause de la préservation des aménités environnementales soit mise en avant pour justifier le protectionnisme, voilà qui ne change rien à la nature du but : “protéger”. 

 

Ne vous y trompez guère. Quelle que soit l'épithète (éclairé, intelligent, éducateur, ...) ou le préfixe (néo, ultra, ...) adjoint au protectionnisme, le protectionnisme reste une politique économique conduisant toujours au même résultat : la mauvaise allocation des ressources économiques et, partant, l’appauvrissement de la société entière. J’entends s’écrier un prohibitionniste africain : “Même les USA pratiquent le protectionnisme !” Je lui réponds comme suit : “Ce n’est pas parce que les USA font une connerie que l’Afrique doit la répéter”. D’ailleurs, parlons des USA. 

 

Barack Obama a décidé en 2009 de se protéger contre les pneus chinois. Tout le monde crie au génie. Obama va protéger les emplois industriels dans la confection des pneus aux Etats-Unis. En effet, grâce au protectionnisme, il a sauvé 1200 emplois dans l’industrie pneumatique. Sauf que le prix des pneus a augmenté.  Étonnant ? Non, c’est même le but ! Quand les athlètes de la doctrine de protection mettent en application leur désir, c’est pour faire monter les prix. Donc, le consommateur américain a payé ses pneus plus chers. G. Hufbauer et S. Lowry (2012) estiment la perte de pouvoir d’achat des américains à 1 milliard de dollars. Certes, on a sauvé 1200 emplois mais, de l’autre côté, cela a coûté 1 milliard de dollars aux citoyens américains. C’est un choix politique et non économique. Le bon calcul économique procède par une analyse coût-bénéfice. Un milliard $ pour 1200 emplois “sauvés”. Donc, chaque emploi “sauvé” coûte un peu plus de 830 000 $ par an soit 69 166 $ par mois. Imaginons le scénario suivant. Le président Obama n’aurait pas choisi un régime protecteur. Dans ce cas, on peut supposer que 1200 ouvriers perdent leur emploi. Imaginons encore qu’à chaque ouvrier ayant perdu son emploi, l’on accorde une allocation chômage de 69 166 $ par mois. Le lecteur voit déjà où je veux en venir. Le scénario hypothétique est équivalent à la politique protectionniste de Obama dans ses conséquences. L’autre conséquence invisible de la politique protectionniste de Obama, c’est que des emplois dans d’autres secteurs ont été détruits. Le surcoût, engendré par la politique protectionniste pour les consommateurs, a réduit d’autant leurs autres dépenses. G. Hufbauer et S. Lowry estiment qu’environ 3 700 emplois ont ainsi été perdus en conséquence, sans tenir compte des emplois détruits dans l’élevage des poulets et l’industrie agroalimentaire du fait des mesures de rétorsion prises par la Chine.

Encore et toujours le même résultat ! Comme le soulignait déjà Adam Smith, le protectionnisme ne bénéficie qu’à quelques intérêts particuliers, mais il dessert toujours in fine le bien-être collectif par les coûts induits et les détournements d’activités qui en résultent. « Sous le règne de la liberté, le bien est certain, le mal n’est que contingent ; sous celui de la contrainte, c’est le contraire. » Jeremy Bentham (1748-1832)

 

Par ailleurs, si le Professeur Nubukpo défend un néoprotectionnisme africain, c’est aussi avec l’idée de protéger les industries naissantes. Le sophisme des industries naissantes qui date de Friedrich List a été mille fois liquidé. Je renvoie le lecteur à ce BILLET d’un économiste canadien qui démontre que le protectionnisme n’est pas nécessaire pour favoriser les industries naissantes. En outre, ce que ne disent jamais les apôtres du régime protecteur, c’est le moment où il faut “casser” les barrières entourant les échanges. Dit autrement, à quel âge de l’industrie naissante faut-il supprimer le régime protecteur ? Qu’on ne me demande pas de répondre à cette question ; je laisse cette tâche aux défenseurs du protectionnisme. La vérité est que le protectionnisme “éducateur” ne conduit pas à un résultat différent de celui du protectionnisme tout court, soit la baisse généralisée du pouvoir d’achat. 

 

Comment apprécier la Zlecaf ? Va-t-elle participer à la prospérité des masses populaires africaines ? Ou, au contraire, serait-elle une nouvelle étape accélératrice du déclassement du continent africain ? Le lecteur subtil pourrait même imaginer une troisième question : la Zlecaf ne serait-elle pas un pharmakon pour la croissance économique africaine ? Le professeur Nubukpo use une habileté lexicographique pour donner à voir sa position sous une forme interrogative à la page 37 de son livre : “Comment ne pas voir dans la Zlecaf l’étape finale d’une libéralisation complète livrant au monde un continent voué à accroître ses dépendances tout en lui permettant de profiter sans trop d’exigence de ses rentes naturelles et fossiles ?” Le vocabulaire employé est conforme à l’idée qu’a le professeur du libre-échange. Livrer le continent (au loup, j’imagine ?). Continent voué à accroître ses dépendances (une sorte de fatalité provoquée par le libre échange, j’imagine ?). Le ton de sa réponse est volontairement hyperbolique pour décrier la Zlecaf. Dans le fond, Kako Nubukpo donne une “chance” à la Zlecaf : “Si la Zlecaf peut se justifier à l’horizon 2063, fixé par le plan d’action de Lagos, une fois les régions africaines intégrées, développées et donc armées face à la concurrence extérieure et entre elles, sa mise en œuvre prévue dès janvier 2021 me paraît tout à fait prématurée”. Le sophisme du "protectionnisme éducateur” est cousu de fil blanc dans la réponse du professeur. Pour lui, il faut avoir des conditions égales ou au moins semblables de production entre deux pays avant de laisser libre cours à l’échange entre ces deux pays. Ceci est largement faux, ou au moins très discutable. 


Toute la défense du néoprotectionnisme africain de Kako Nubukpo repose sur l’idée des mercantilistes qui considéraient le commerce international comme un « jeu à somme nulle » au sein duquel « l’on ne perd jamais que l’autre n’y gagne » selon Antoine de Montchrestien. Tous les arguments développés en faveur du protectionnisme par le professeur ont été liquidés en…1871 dans le livre Theory of Political Economy de William Stanley Jevons dont voici un extrait : “Qu’adviendrait-il de nos ouvriers, si tout nous venait d’un autre pays ? Un tel état de choses, répondons-nous, ne peut exister. Les étrangers ne penseront à nous envoyer des marchandises qu’autant que nous les paierons, soit avec d’autres produits, soit en argent. Si nous les payons en marchandises, il faudra naturellement des ouvriers pour les fabriquer, et plus nous achèterons au dehors, plus nous devrons produire à l’intérieur, pour l’échange. Ainsi donc, l’achat de marchandises étrangères encourage les manufactures du pays de la meilleure façon possible, parce qu’elle encourage justement les branches d’industrie pour lesquelles le pays est le mieux fait et à l’aide desquelles la richesse est créée le plus abondamment possible.

 

 

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