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Un regard renouvelé sur la notion de dette

https://www.flickr.com/photos/nanagyei/8731314200/

Le but de la livraison de cette semaine est de donner à voir un aspect, bien ignoré, de la dette. Dit autrement, je propose au lecteur d’accepter, sur la notion de dette, d'échapper, un instant, à ce que le poète, Paul Claudel, appelle bellement “le clapotis des causes secondes”. Pour commencer, parlons du Japon.

 

Les "shinise" sont des entreprises japonaises anciennes, certaines ayant plusieurs siècles d'existence. Le terme "shinise" (老舗) signifie littéralement "vieille boutique" ou "vieille maison", mais il est utilisé pour désigner des entreprises familiales de longue date, réputées pour leur tradition, leur qualité et leur persistance à travers les générations. Le Japon compte un nombre impressionnant de shinise. Parmi les 100 entreprises les plus anciennes du monde, plus de la moitié sont japonaises. 

Le Japon abrite 140 entreprises qui ont traversé au moins cinq siècles d’existence, certaines d'entre elles prétendant exercer leurs activités depuis plus de mille ans. Il est fascinant de songer à tout ce qu'elles ont surmonté au fil du temps : des dizaines de guerres, des changements d'empereurs, des tremblements de terre dévastateurs, des tsunamis, des dépressions économiques, et bien d'autres calamités encore. Malgré ces épreuves, elles continuent à prospérer, génération après génération. Les études menées sur ces entreprises révèlent un trait commun déterminant : elles disposent d'importantes réserves de liquidités et ne portent aucune dette. Cette prudente gestion financière leur a permis de résister aux vicissitudes du temps et de perdurer à travers les siècles. D’ailleurs, l’histoire de l’entreprise Kongo Gumi est éloquente à ce sujet. En l'an 578 après J.-C., un immigrant coréen du nom de Shigemitsu Kongo arriva au Japon à l'invitation de la famille royale. À cette époque, le bouddhisme était en pleine expansion au Japon. Cependant, les Japonais manquaient d'expérience en matière de construction de temples bouddhistes et durent chercher de l'aide à l'étranger. C’est à ce moment-là que Kongo entra en jeu. Shigemitsu Kongo, reconnu pour son expertise dans la construction de temples, se vit confier par la famille royale japonaise la mission de bâtir le temple Shitenno-ji, un édifice qui se dresse encore aujourd'hui à Osaka. Kongo comprit immédiatement l'opportunité qui s'offrait à lui. Avec la rapide propagation du bouddhisme, il savait qu'il aurait du travail pour des décennies. Ce qu'il ne savait pas, c'est que son entreprise allait perdurer bien plus longtemps, non pas pour des décennies, mais pour des siècles. En réalité, elle allait traverser plus de 14 siècles. En 578 après J.-C., Shigemitsu Kongo fonda sa société de construction, Kongo Gumi, qui resta en activité pendant 1 428 ans. Il est remarquable qu'une entreprise puisse survivre aussi longtemps. En 2004, la construction de temples représentait encore plus de 80 % des revenus de l'entreprise, qui dépassaient les 60 millions de dollars américains. Cependant, il y a une dizaine d'années, l'entreprise dut finalement faire faillite, accablée par une dette massive. Tout remonte aux années 1980, période où le Japon connut une bulle financière spectaculaire alimentée par une croissance effrénée du crédit et une expansion de la masse monétaire. Les banques centrales avaient artificiellement maintenu les taux d'intérêt à des niveaux extrêmement bas pendant trop longtemps, ce qui créa une bulle spéculative énorme. Les prix des actifs au Japon devinrent si démesurés qu'à un moment donné dans les années 1980, il se disait que les terrains du palais impérial de Tokyo valaient plus que tous les biens immobiliers de l'État de Californie. Durant cette période d'euphorie, les banques relâchèrent leurs critères de prêts, octroyant des crédits à pratiquement tout le monde. De nombreuses entreprises japonaises, y compris Kongo Gumi, s'endettèrent lourdement. Mais lorsque la bulle éclata en 1989, les prix des actifs s'effondrèrent, laissant les entreprises qui avaient beaucoup emprunté avec d'énormes dettes à rembourser. Kongo Gumi ne fit pas immédiatement faillite. L'entreprise réussit à survivre pendant plus de deux décennies en adoptant des stratégies de survie rudimentaires. Finalement, les revenus de l'entreprise ne furent plus suffisants pour assurer le service de cette dette. En 2006, Kongo Gumi fut contraint de liquider ses actifs. Cette entreprise, qui avait survécu pendant plus de 1 400 ans, traversa d'innombrables crises politiques, guerres et catastrophes naturelles. Elle survécut à la restauration Meiji dans les années 1800, une période durant laquelle le gouvernement tenta d'éradiquer le bouddhisme au Japon, menaçant ainsi l'industrie de la construction de temples. Elle survécut même à deux bombes atomiques. Mais, ce que Kongo Gumi ne put surmonter, c'était le poids de la dette.

 

Ayant suivi des cours d’économie et enseignant désormais les sciences économiques, je ne suis aucunement un fanatique anti-dette. Les bienfaits de la dette relèvent de l’évidence qu’il serait contre-productif pour moi de revenir là-dessus. Toutefois, le fait que l’une des caractéristiques communes des entreprises millénaires japonaises soit la quasi-absence de dette m’a troublé dans de grandes largeurs. Je me suis mis à la tâche pour saisir la chose. Quoi ? L’aspect de la dette qui amenait lesdites entreprises à développer une aversion à la dette. Je crois l’avoir trouvé.

 

 

Voici ce que dit Kent Nerburn dans son livre Simple Truths: Clear & Gentle Guidance on the Big Issues in Life et qui m’a interpellé : “…debt defines your future, and when your future is defined, hope begins to die. You have committed your life to making money to pay for your past.” (En français, la dette définit votre avenir, et lorsque votre avenir est défini, l'espoir commence à mourir. Vous avez consacré votre vie à gagner de l'argent pour payer votre passé.) Kent Nerburn soulève, ici, une caractéristique très importante de la dette. Essayons de comprendre. 

 

L'incertitude sur le futur est radicalement certaine pour le genre humain. C’est Victor Hugo qui l’exprime bellement dans son receuil de poèmes “Les chants du crépuscule” : 

 

 Spectre toujours masqué qui nous suis côte à côte,

 Et qu’on nomme demain !

 Oh ! demain, c’est la grande chose !

 De quoi demain sera-t-il fait ?

 L’homme aujourd’hui sème la cause,

 Demain Dieu fait mûrir l’effet.

 Demain, c’est l’éclair dans la voile,

 C’est le nuage sur l’étoile,

 C’est un traître qui se dévoile,

 C’est le bélier qui bat les tours,

 C’est l’astre qui change de zone,

 C’est Paris qui suit Babylone ;

 Demain, c’est le sapin du trône

 Aujourd’hui, c’en est le velours !

 Demain, c’est le cheval qui s’abat blanc d’écume.

 

La sagesse populaire dit : “Personne ne connaît Demain”. Mais, il y a une caractéristique de la dette qui abolit une parcelle de vérité de cette sagesse populaire. La dette réduit la volatilité du futur. Elle réduit le volume d’options que l’on aura. Dit plus brutalement, la dette réduit les possibilités de survie. Imaginez un homme endetté qui, pour une raison ou pour une autre, ne peut plus supporter mentalement son travail. Sa décision de démissionner de ce job sera plus difficile à prendre que dans le cas où il serait sans dette. Imaginez un pays qui est criblé de dettes. Ses options pour le futur sont amenuisées. C’est en raison de cela qu'il ne faut pas faire d’économie de débats sur la trajectoire de la dette publique, car c’est la vie de la nation toute entière qui est mise en danger. 

 

La dette, loin de n’être qu’un simple outil économique, s’avère être un facteur déterminant dans la trajectoire de vie d’une entreprise, d’une nation, et même d’un individu. Si elle peut offrir des opportunités de croissance et de développement à court terme, son accumulation excessive devient une entrave au libre arbitre et un piège pour l'avenir. Comme les entreprises millénaires japonaises l'ont démontré, une gestion prudente et une aversion à l'endettement peuvent non seulement garantir la survie, mais aussi permettre de traverser les âges en toute résilience. Dans un monde où l'incertitude est une constante, préserver l'espoir et les options pour demain pourrait bien être l'un des plus grands héritages que l'on puisse transmettre aux générations futures.

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