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Révolte fiscale au Kenya : le froc contre la charrue

Umberto Boccioni. — « États d’esprit III : ceux qui restent », 1911.

 

Commençons par le paragraphe suivant, tiré du conte “L’Homme aux quarante écus” de Voltaire publié en 1768.

 

Pourquoi donc le monachisme a-t-il prévalu? parce que le gouvernement fut presque partout détestable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte ; parce qu'ils étaient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui détruisirent l'empire, s'étant faits chrétiens pour gouverner des chrétiens, exercèrent la plus horrible tyrannie ; parce qu'on se jetait en foule dans les cloîtres pour échapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en éviter un autre; parce que les papes, en instituant tant d'ordres différents de fainéants sacrés, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux être appelé mon révérend père, et donner des bénédictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dépens des sots que par un travail honnête; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prépare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir.

 

On y voit clairement la laïcité militante, voire l’anticléricalisme de Voltaire - mais, ce n’est pas ce que je veux que le lecteur souligne, ce n’est pas le plus important. Pour Voltaire, le froc (qui symbolise l’Eglise) ignore les peines de la charrue et n’hésite pas à vivre d’une rente reposant sur une imposture, celle de vivre aux dépens de la charrue. De nos jours, le froc, c’est l’Etat, la charrue, c’est le secteur privé. La question est : à quel point le froc vit-il aux dépens de la charrue ? Examinons le cas du Kenya.

 

Le budget 2024-2025, dans sa première version, présente l’introduction de plusieurs nouvelles taxes. La liste initiale des taxes comprenait entre autres une TVA à 16% sur le pain, le transport du sucre, les services financiers et les opérations de change et une taxe annuelle de 2,5% sur les véhicules à moteur. Cela n’a pas manqué de générer des manifestations populaires dans le pays. Un mouvement de contestation de ces taxes, baptisé « Occupy Parliament » (Occuper le Parlement), a été lancé sur les réseaux sociaux. Mardi, plusieurs manifestants se sont réunis devant le Parlement avec des pancartes clamant « Ne nous imposez pas les impôts » ou comparant Wiliam Ruto à « Zakayo », nom en langue swahili de Zachée, le collecteur d’impôts dans la Bible. Sous cette pression populaire, la présidence kényane a annoncé le retrait de plusieurs projets de nouvelles taxes du budget 2024-2025, juste avant leur examen au Parlement.

 

Rappelons le contexte fiscal du Kenya. Depuis son élection en août 2022, le président William Ruto a dû faire face à une opposition croissante concernant sa politique fiscale. Initialement perçu comme un défenseur des plus modestes, Ruto a augmenté l’impôt sur le revenu et les cotisations santé, doublé la TVA sur l’essence et proposé de nouvelles taxes pour financer le budget. Ces mesures ont entraîné des tensions sociales, exacerbées par les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine. Ces six dernières années, les Kényans ont subi une augmentation du taux de l'impôt sur le revenu des sociétés de 30% à 35%, une augmentation de la TVA sur les produits pétroliers, une introduction d'une taxe sur les transactions électroniques, etc. En 2014, les recettes fiscales représentaient 1 800 milliards de shillings kenyans (KES). En 2023, ce chiffre a atteint 3 500 milliards de KES soit une augmentation de plus de 94%. Sur la même période, le PIB par habitant n’a crû que de 47%.

 

La révolte fiscale n’a rien de surprenant. Car, pour paraphraser la première phrase du premier chapitre du Manifeste du parti communiste de Karl Marx et de Friedrich Engels, l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes fiscales. C’est ce que Adolphe Blanqui a exprimé dans l’introduction de son livre Histoire de l’économie politique depuis les Anciens jusqu’à nos jours : “Dans toutes les révolutions, il n'y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d'autrui. On ne se dispute le pouvoir et les honneurs que pour se reposer dans cette région de béatitude.” 

Les questions fiscales ont joué un rôle important dans l'évolution de nombreuses sociétés à travers l'histoire. Dans l’ancienne Rome, les plébéiens se sont révoltés contre les patriciens pour une répartition plus équitable des impôts fonciers. Dans l’Angleterre médiévale, la Magna Carta a été obtenue par les barons pour limiter le pouvoir fiscal du roi Jean sans Terre. Le système fiscal inégalitaire de l'Ancien Régime était l'une des principales causes du mécontentement populaire ayant conduit à la Révolution française. Inutile de continuer à aligner les exemples historiques.

 

Le ministre des Finances kényan, Njuguna Ndung’u, a souligné que l’introduction des nouvelles taxes est essentielle pour soutenir la croissance et la reprise économique. C’est Winston Churchill qui liquide le mieux ce sophisme quand il dit : “Nous soutenons qu'une nation qui essaie de prospérer par l'impôt est comme un homme dans un sceau qui essaie de se soulever par la poignée.” Depuis François Quesnay, nous avons appris : « Pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi. »

 

Le véritable enjeu pour tout gouvernement est la capacité à garder à l’impôt son caractère incitatif et à éviter de le rendre confiscatoire. Terminons ce billet par les propos du philosophe anglais, David Hume (Essai sur les impôts, 1758) :

Je ne prétends pas être l’apologiste de toutes les taxes et de tous les impôts ; je conviens, au contraire, que, semblables à l’extrême nécessité, ils détruisent l’industrie et réduisent le peuple au désespoir, lorsqu’ils sont exorbitants ; j’avoue même qu’avant que de produire ces funestes effets, ils augmentent la valeur de toutes les denrées et de toutes les marchandises, ainsi que le prix de la main-d’œuvre. Le législateur prudent, et animé du désir de faire le bien de son peuple, ne doit jamais perdre de vue le degré où l’accroissement des impôts cesse d’être avantageux à l’industrie de la nation, et lui devient préjudiciable.



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