A moins de vivre dans une grotte, le lecteur de ce blog a forcément remarqué dans l’actualité africaine l’annonce du retrait de la CEDEAO des juntes malienne, nigérienne et burkinabè. J’ai écrit un texte sur cette actualité pour le site d’informations LSI Africa. Je vous livre ledit texte en intégralité ci-dessous.
L’actualité politique brûlante sur le continent africain est, bien sûr, le retrait de la CEDEAO des juntes malienne, nigérienne et burkinabè. Dimanche 28 janvier, dans un communiqué conjoint, les régimes militaires au pouvoir au Mali, au Niger et au Burkina Faso, ayant créé l’Alliance des États du Sahel depuis quelques mois, ont décidé de retirer leurs pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec effet immédiat. Cette décision est motivée par le fait selon lequel la CEDEAO, selon le communiqué conjoint, « sous l’influence de puissances étrangères, trahissant ses principes fondateurs, est devenue une menace pour ses États membres et ses populations ».
De l’improvisation au sommet de l’État
Cette décision des trois pays soulève quelques interrogations. La première est sans doute la question de la légitimité. En démocratie, ce qui fonde la légitimité, c’est la volonté populaire exprimée lors des élections. En quoi des régimes militaires, qui s’autoproclament bellement “régimes de transition”, peuvent-ils être légitimes à prendre de telles décisions ? D’ailleurs, il est certain que les juntes se sont posé cette question, car dans leur communiqué conjoint, ils écrivent : « prenant toutes leurs responsabilités devant l’histoire et répondant aux attentes, préoccupations et aspirations de leurs populations, décident en toute souveraineté du retrait sans délai du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ». Comment ont-ils su qu’ils répondent “aux attentes, préoccupations et aspirations de leurs populations” ? Ont-ils organisé des référendums sur la sortie ou non de la CEDEAO ? La réponse est NON. De là, la vérité suivante : ces juntes n’ont aucune légitimité à prendre ce type de décision.
Par ailleurs, les juntes indiquent que leur retrait est avec effet immédiat. Sont-ils ignorants de ce que le traité de la CEDEAO stipule que tout État désireux de se retirer doit le notifier par écrit dans un délai d’un an et est tenu de se conformer à ses obligations pendant cette période ? Tout ceci laisse croire que l'amateurisme ne serait pas étranger à l’action des juntes.
La CEDEAO, le bouc-émissaire idéal
Nous savons, grâce à René Girard, que la violence est fondamentalement mimétique. Ensuite, le groupe désigne une victime innocente comme bouc-émissaire afin de projeter sa violence sur lui. Cette violence, collective et/ou ritualisée, permet au groupe de se réconcilier et de retrouver l'ordre. La théorie du bouc-émissaire peut expliquer l’attitude des juntes à l’égard de la CEDEAO. Il est vrai que les multiples crises qui ont éclaté dans la région ont un peu sapé la crédibilité et l'efficacité de la CEDEAO, laissant de nombreux observateurs pessimistes quant à son avenir. Mais, il est utile de rappeler que, depuis l’adoption de la norme démocratique de la CEDEAO en 2001, tous les putschs ont eu lieu dans les quatre pays actuellement régis par des juntes (la Guinée-Bissau étant l’exception qui a connu un coup d’État en 2012). Le « coupisme » (la répétition des coups d’État) ne saurait être imputé à la CEDEAO, d’une part. Et d’autre part, l’on ne peut reprocher à la CEDEAO d’avoir réagi au moment des coups d’État. Les juntes, en difficulté en matière d’administration de leur pays et de création de prospérité, ont eu besoin de faire un coup politique - en désignant un bouc-émissaire - afin de se réconcilier avec les populations qui commencent à souffrir de l’improvisation de militaires préférant les palais présidentiels aux casernes militaires.
Les juntes d'Afrique de l'Ouest comme catalyseur du renouveau de la CEDEAO
Stefan Zweig écrivait à l’aube des années 1940, dans son livre “Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen”, que “Le génie de Vienne – génie proprement musical – a toujours été d’harmoniser en soi tous les contrastes ethniques et linguistiques, sa culture est une synthèse de toutes les cultures occidentales (…). Nulle part il n’était plus facile d’être un Européen ”. Il suffit de remplacer Vienne et Européen respectivement par, CEDEAO et Ouest-africain et la phrase de Stefan Zweig décrirait parfaitement l’importance de la CEDEAO. Fondamentalement, la CEDEAO représente un toit commun pour des populations aux racines entrecroisées qui, tout en respectant les spécificités des pays membres, les rapproche, les protège et les fédère. Un peu comme l’Union Européenne ou même l’Empire des Habsbourg, toute proportion gardée. Il est de bon ton, au moins par hypocrisie ou mimétisme de la phraséologie officielle, de critiquer la CEDEAO si l’on ne demande pas sa liquidation. Mais, rappelons quand même que le commerce intra-régional a augmenté de plus de 70 % depuis la création de la CEDEAO ce qui a contribué à la réduction de la pauvreté dans la région. De plus, le taux de croissance économique de la région est supérieur à la moyenne mondiale. Et, sur le plan politique, la CEDEAO a joué un rôle important dans la résolution de la crise politique en Guinée-Bissau en 2012.
Oui, le retrait du trio sahélien ampute la CEDEAO d’un marché d’environ 70 millions de consommateurs. Oui, c’est une crise. Le mot “crise” en chinois, c’est la conjonction de deux mots signifiant danger et opportunité. L’histoire nous montre que les crises furent souvent un catalyseur de progrès pour la CEDEAO. L'adoption de la Charte de la démocratie et des droits de l'homme de la CEDEAO en 1991 a été une réponse à la vague de coups d'État militaires qui a secoué l'Afrique de l'Ouest dans les années 1980 et 1990. L'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest en 2014 a conduit à des initiatives telles que la mise en place d'une Agence de santé publique de la CEDEAO (WAHO - West African Health Organization) pour améliorer la préparation aux épidémies et la réponse aux crises sanitaires. Les différents programmes régionaux de la CEDEAO ont souvent été des résultantes de crise.
La leçon à retenir est que la CEDEAO a toujours progressé grâce aux crises. La crise actuelle offre également une occasion unique de revitaliser l'organisation régionale.
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Nombre d’amis ont réagi à ce texte. L’un des points communs des réactions est le suivant : “Les trois pays sont des États souverains et, par conséquent, décident souverainement de ce qu’ils veulent”. Là, la lancinante question de la souveraineté. Il me faut exposer une réflexion que je mûris sur la question de la souveraineté.
Dans une monarchie, la souveraineté réside généralement dans la personne du monarque. Cela signifie que le monarque détient le pouvoir suprême et exerce une autorité incontestée sur l'État et ses sujets. Son pouvoir est généralement héréditaire et transmis de génération en génération au sein d'une même famille. Il est de tradition de nommer un tuteur ou un mentor pour instruire le jeune souverain dans les domaines du gouvernement, de l'histoire, de la religion et des arts. Par exemple, Aristote a été le tuteur d'Alexandre le Grand, roi de Macédoine. Il lui a enseigné la philosophie, la politique et la stratégie militaire. Thomas More a été le tuteur d'Henri VIII, roi d'Angleterre. Il lui a enseigné la littérature, la religion et la politique. En somme, l’on enseignait au monarque ses devoirs. Il y a là donc deux choses à propos de la souveraineté : le quis et le quid. Le quis de la souveraineté c’est "qui est habilité à faire et dans quelles formes". Le quid c’est le “quoi faire”, le contenu de l’autorité politique.
En démocratie, la dualité souverain/sujets se liquide en ce sens que le souverain coïncide avec les sujets. La disparition de cette dualité a provoqué le fait que la science politique ne traite désormais la question de la souveraineté qu’à l’aune du quis : qui est le souverain légitime ou qui a le droit d'exercer le pouvoir ? Cette question est importante, mais elle ne suffit pas. En effet, il est tout aussi important de se demander quel usage le souverain doit faire de son pouvoir. Quel est le contenu de la volonté souveraine ? Que doit-il faire pour le bien du peuple ? Bref, il faut réhabiliter la question du Quid !
Je poursuis ma réflexion sur la nécessité de faire passer les réflexions de la science politique sur la souveraineté du quis au quid. Je ne manquerai pas de livrer une version finale de cette réflexion tout en l’appliquant au contexte africain.