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Quelques considérations sur la lancinante question de la démocratie en Afrique

Quelques considérations sur la lancinante question de la démocratie en Afrique

L’édition 2022 de l’indice de démocratie du groupe de presse britannique The Economist qui a été publiée en février 2023 fait état d’une stagnation démocratique globale au cours d’une année marquée, d’une part, par la guerre en Ukraine et, d’autre part, l’absence de renouveau démocratique suite aux restrictions de libertés liées au COVID-19. Selon l’indice de démocratie 2022, 8 % de la population mondiale dans 24 pays vivent dans une démocratie complète, 37,3 % dans 48 pays dans une démocratie imparfaite, 17,9 % dans 36 pays dans un régime hybride et 36,9 % dans 59 pays dans un régime autoritaire. Concernant l’Afrique, le classement identifie seulement une seule « démocratie complète » – l’île Maurice – et six « démocraties imparfaites ». Dit autrement, étant donné que ledit indice se base, pour l’Afrique, sur un échantillon de cinquante pays, il y a donc quarante trois pays en Afrique qui sont considérés comme des régimes hybrides ou autoritaires. Voilà le fait majeur! Il est euphémique de dire que le portrait du continent africain en matière de « démocratie » brossé par The Economist est peu reluisant. Toute personne n’écoutant pas l’actualité africaine d’une oreille distraite sait que la « démocratie », si obscure et nébuleuse que soit sa définition, est fragile dans le contexte africain. Qu’on se souvienne du fait selon lequel, depuis 2000, onze chefs d’Etat africains ont changé leur Constitution pour rester au pouvoir. Qu’on se souvienne du fait selon lequel, dans une ambiance de « désillusion décromatique », quatre coups d’État se sont succédé, d’août 2020 à janvier 2022, en Afrique francophone : au Mali, au Tchad, en Guinée et au Burkina Faso. Donc, que le groupe de presse The Economist dise, à travers son indice, que la « démocratie » va mal en Afrique, voilà une chose qui ne surprend guère. Et, c’est de là que part la raison d’être de cette tribune.

Sans me lancer dans une benoîte entreprise de critique des systèmes d’évaluation de l’état de la démocratie comme celui de The Economist, je veux faire remarquer que ces indices ne mesurent pas les processus démocratiques en eux-mêmes mais leurs aboutissements (libertés politiques, administrations non corrompues, etc.). Les soixante critères regroupés en cinq catégories sur lesquels est fondé l’indice de démocratie mesurent les démocratisations « par le haut » et ignorent complètement les démocratisations « par le bas » soit les processus endogènes construits par les associations, les lanceurs d’alerte, les web activistes, etc. Pour être clair, The Economist fait une « photo » de l’état de la démocratie ; ce qui est fort utile pour les grandes démocraties occidentales mais peu utile pour le contexte africain en raison de ce que l’Afrique est en démocratisation. Les gens de science comprendront que je fais valoir ici le couple statique/dynamique. Une vision statique est peu informatrice. C’est la dynamique du processus de démocratisation africaine qu’il faut chercher à comprendre. Car, un État parvient à un régime démocratique durable si et seulement si cet état de choses résulte des contradictions internes du corps social. Pour saisir cela, remontons à la naissance de la démocratie dans la Grèce antique.

L’on sait, grâce à Arnold Toynbee, qu’à la fin du VIII siècle av. J.-C, il y a eu un problème de surpopulation (excès de population par rapport aux moyens de subsistance) dans plusieurs cités-États grecques. Face à cette crise, les différents cités-États ont réagi différemment.  Certains comme Chalcis et Corinthe ont employé leur surplus de population à coloniser des terres cultivables au-delà des mers – en Sicile, en Thrace, en Italie du Sud et ailleurs. En revanche, d’autres cités-États ont cherché des solutions qui ont entraîné des changements profonds dans leur « superstructure ». Sparte était à l’origine une cité-État composée d’agriculteurs. Avec l’augmentation de la population, les Spartiates ont eu besoin de plus de terres à cultiver. Pour en obtenir davantage, ils ont envahi leurs voisins, les Messéniens. Après une longue guerre, ils ont finalement conquis les riches terres de Messénie en 715 av. J.-C et ont fait des Messéniens leurs esclaves. Sparte n’a obtenu ses terres supplémentaires qu’au prix de guerres obstinées et répétées avec des peuples voisins. Pour faire face à cette situation, les hommes d’État spartiates furent contraints de militariser la vie spartiate de fond en comble, ce qu’ils firent en revigorant et en adaptant certaines institutions sociales primitives, communes à plusieurs communautés grecques, à un moment où, à Sparte comme ailleurs, ces institutions étaient sur le point de disparaître. 

Athènes a réagi au problème de la surpopulation d’une autre manière. Elle spécialisa sa production agricole pour l’exportation, se lança dans la fabrication de produits “manufacturés” également destinés à l’exportation. Ces innovations économiques ont créé de nouvelles classes sociales. Les hommes d’État athéniens développèrent des institutions politiques de manière à donner une part équitable du pouvoir politique aux nouvelles classes afin d’éviter une révolution sociale : c’est le début de la démocratie. Ils ont incidemment ouvert une nouvelle voie de progrès pour l’ensemble de la société hellénique.

La leçon à retenir est que la démocratie comme toute institution politique doit naître des contradictions internes d’une société. Les grandes démocraties occidentales puisent leur origine dans des révolutions sociales : la révolution des Pays-Bas, la révolution anglaise, la révolution américaine ou la révolution française. Il n’y a pas de raison que l’Afrique échappe à cette Histoire Universelle.

Par ailleurs, il est prématuré de condamner les efforts de démocratisation des pays africains tant ces derniers sont de jeunes Etats. L’Etat, dans son acception moderne, est une idée neuve en Afrique car les structures proprement politiques africaines historiques étaient à petite échelle. George Peter Murdock, anthropologue américain, a proposé une classification des institutions politiques selon les « niveaux de hiérarchie juridictionnelle » (levels of jurisdictional hierarchy, en anglais) dans son livre Ethnographic Atlas, 1967 qui est une base de données sur 1167 sociétés. Dans sa base de données, il a codé une variable (le second chiffre de la colonne 32 dans le dataset) qui varie de 0 à 4 : 0 pour “société sans autorité politique”, 1 pour « petites chefferies », 2 pour « chefferies plus importantes »? 3 pour « États » et 4 pour “grands Etats”. Quand on combine cette classification de Murdock avec les estimations de la population en Afrique en 1880 du projet HYDE (Historical Database of the Global Environment), nous pouvons calculer la proportion d’Africains qui vivaient dans des états en 1880 (voir cette étude : https://ideas.repec.org/p/nbr/nberwo/28603.html) . Il en ressort qu’en 1880, seulement 30% des Africains vivaient dans des sociétés qui avaient un État si l’on considère comme Etat, les groupes ethniques de la base de données de Murdock qui sont codés comme ayant au moins 3 « niveaux de hiérarchie juridictionnelle ». Dans le cas où l’on adopte la définition plus restrictive de “grand État” de Murdock, seulement 4,4% des Africains vivaient dans des sociétés qui avaient un État. Quoi qu’il en soit, une très grande majorité d’Africains ne vivaient pas dans des États au cours de la période précoloniale. Le pouvoir était confiné à l’échelle locale. L’on comprend donc que les coups d’Etat en Afrique ne sont que la manifestation de la maturation des Etats africains.

Par ailleurs, examinons le problème de la démocratie en Afrique sous le rapport des trois conditions préalables à l’accomplissement démocratique de Pierre Rosanvallon.

D’abord, la confiance des citoyens dans les institutions. Cette condition n’est vérifiée qu’à moitié en Afrique subsaharienne. Selon Afrobarometer, à travers 36 pays en 2014/2015, les Africains expriment plus de confiance envers les institutions informelles telles que les chefs religieux et traditionnels (72% et 61% respectivement) qu’envers les organismes exécutifs publics (en moyenne 54%). Ensuite, la possession d’un langage commun pour décrire les faits et affronter la vérité pour formuler des accords et des désaccords. Cette condition, si elle est vérifiée dans quelques pays africains, est loin d’être validée dans la majorité des pays où l’on observe l’existence de plusieurs dizaines de langues sur le même territoire en dépit de la langue officielle du pays. Enfin, la capacité à organiser des élections libres. Il est inutile que cette condition est loin d’être vérifiée dans la majorité des cas.

Tout mon propos, dans ce billet, trouve son résumé dans une pensée marxiste : la superstructure (l’ensemble des formes politiques, juridiques et idéologiques) s’élève sur l’infrastructure (l’ensemble de l’organisation économique de la société). Le changement de l’infrastructure dans beaucoup de pays africains porte les germes d’une superstructure plus en phase avec le monde contemporain.

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