Il n’est pas rare d’entendre cette exclamation : « Laissez donc le marché s’en charger ! N’est-ce pas là une formule bien trop simple, voire paresseuse, pour résoudre les problèmes les plus ardus de la société ? » À première vue, cette interpellation suggère que faire confiance aux forces décentralisées de l’économie serait une forme de fuite intellectuelle. Or, loin d’être un fantasme, cette confiance dans le marché repose sur un constat lucide : aucune institution centralisée, fût-ce un gouvernement scrupuleux ou des “experts” bien intentionnés, ne saurait détenir la pluralité des connaissances et des capacités d’adaptation nécessaire pour apporter des solutions aussi efficaces que celles découvertes et mises en œuvre à travers un processus concurrentiel et libre. Dans cette livraison, je souhaite inviter à explorer les principes qui justifient la fameuse injonction : « Laissez le marché s’en charger. »
Dans la plupart des débats publics, l’argument pro-gouvernemental s’inscrit dans un schéma familier : dès qu’un problème surgit—inégalités, crises sanitaires, catastrophes naturelles—on en appelle à la puissance publique. L’idée implicite est que l’État, ou un comité d’experts mandatés, seraient mieux placés pour planifier, légiférer et exécuter des réponses adéquates au nom du bien commun. Cette logique s’accompagne souvent d’une vision quasi providentialiste : l’autorité centrale disposerait d’informations plus fiables, d’une sagesse supérieure, et surtout d’une légitimité incontestée. Or, rappelons-nous la leçon de Hayek : la connaissance est éparse dans la société. Elle ne se limite pas à des statistiques officielles ou à la théorisation d’un panel d’experts ; elle se niche dans l’expérience quotidienne de chaque individu, dans le jugement professionnel de l’artisan, dans l’intuition du commerçant, dans l’inventivité du chercheur, ou encore dans la simple observation de l’étudiant attentif. Chaque personne détient un fragment d’information sur ses préférences, ses ressources, ses capacités d’innovation et ses contraintes. Les regrouper sous l’égide d’un pouvoir central n’est pas seulement techniquement difficile : c’est méthodologiquement impossible, car le planificateur ne saura jamais capter l’ensemble des signaux fluctuants du marché (prix, disponibilité des matières premières, demandes changeantes des consommateurs, modes de production nouvelles, etc.). Le marché, lui, agit comme un gigantesque mécanisme de coordination. Les prix, pour reprendre l’expression fameuse d’Hayek, sont « un système télégraphique » qui relie instantanément des millions de décisions dispersées. S’il y a une pénurie d’un bien, son prix augmente, incitant d’autres producteurs à se lancer. Si la demande d’un service décroît, son prix diminue, libérant des ressources pour d’autres secteurs plus utiles. Ce processus se répète en permanence, sans orchestrateur unique, et pourtant, comme par une « main invisible » — pour reprendre l’expression d’Adam Smith —, des équilibres souples émergent.
Certains jugent la phrase « Laissez le marché s’en charger » comme un mot d’ordre simpliste, voire dogmatique. Au contraire, cette formule se veut humble. Elle reconnaît l’extrême complexité des problèmes sociaux et économiques, et admet que nul esprit, si brillant soit-il, ne peut à lui seul concevoir une solution universelle. En ce sens, cette injonction n’est pas un artifice rhétorique pour éluder le débat ; elle est le fruit d’une lucidité sur les limites de la connaissance humaine. En effet, que signifie pratiquement : « Laissez le marché s’en charger » ? Cela veut dire : « Faites confiance à la capacité d’innovation, de coopération volontaire et d’expérimentation continue que seule la concurrence pacifique permet d’exprimer pleinement. » Face à un problème social, qu’il s’agisse du logement, de l’éducation ou de la protection de l’environnement, l’approche par le marché ne vise pas un schéma figé, décrété ex nihilo. Au contraire, elle promeut un processus évolutif : divers entrepreneurs ou associations proposent leurs solutions, testent leurs innovations, affrontent la concurrence et, dans cette émulation, améliorent les produits ou services qu’ils mettent à disposition. Les moins performants disparaissent, libérant des ressources pour ceux qui réussissent à répondre avec justesse, et parfois ingéniosité, aux besoins effectifs de la population.
Au début du XIXe siècle, les voyages intercontinentaux étaient longs, hasardeux, et réservés à une élite fortunée ou à des aventuriers téméraires. Les échanges de marchandises prenaient des mois, et les tarifs douaniers, combinés à une infrastructure archaïque, ralentissaient encore la circulation. C’est pourtant dans cet environnement imparfait que s’est développée la révolution ferroviaire, puis maritime à vapeur, impulsée non par un plan central, mais par la quête de profit et l’attrait de nouveaux marchés. En France, en Angleterre, aux États-Unis, des milliers d’investisseurs privés ont réuni capital et compétences pour construire les premières lignes de chemin de fer, les grands ports modernes, les navires transatlantiques, et plus tard, les canaux. L’État, bien souvent, a plus entravé qu’encouragé ces évolutions par son monopole et ses droits de péage. Là où l’initiative privée a été bloquée, le développement fut plus lent et moins harmonieux. Là où elle a été libérée (avec les précautions d’usage sur la sécurisation de la propriété), la croissance du secteur a explosé, réduisant les coûts de transport et facilitant l’émergence d’un commerce mondial, enrichissant des millions de personnes.
Un reproche récurrent adressé à la confiance dans le marché est qu’il existerait des domaines où la logique marchande s’effondre : la recherche fondamentale, la défense nationale, l’éducation de base, la protection environnementale, etc. Nier que ces sujets soulèvent des défis particuliers reviendrait à tomber dans l’angélisme. Toutefois, prenons un instant pour soupeser les faits.
La recherche fondamentale : Il est vrai qu’elle semble exiger des ressources importantes sans profit immédiat. Néanmoins, l’histoire fourmille d’inventions de rupture issues de laboratoires privés (de Bell Labs à Google), financées parfois de manière indirecte par la concurrence effrénée que se livrent les grandes entreprises technologiques. Les subventions publiques existent, mais une compétition saine entre laboratoires rivaux demeure souvent cruciale pour éviter la sclérose.
La défense nationale : C’est l’archétype du “bien public” selon l’économiste Paul Samuelson. On pourrait soutenir que seule une instance régalienne doit s’en charger. Certes, la souveraineté n’a guère de substitut privé. Cela dit, même dans ce domaine, la contribution de fournisseurs privés (construction navale, aéronautique, sécurité des systèmes informatiques, etc.) reste centrale. La question est moins de savoir si l’État doit financer la défense que de vérifier s’il doit produire tous les moyens de défense ou déléguer partiellement au marché.
L’éducation : Tout comme la santé, elle est souvent considérée comme trop “vitale” pour être confiée au secteur privé. Pourtant, des pays comme la Suède, les Pays-Bas ou le Danemark montrent que des formules d’écoles indépendantes, associatives ou coopératives, financées par des systèmes de vouchers (chèques éducation) ou par des fondations, permettent de maintenir une qualité élevée et une plus grande diversité pédagogique. Loin d’abandonner les enfants défavorisés, ces modèles élargissent le choix des familles.
La protection environnementale : On défend que le marché ne saurait réguler la pollution puisqu’il peut y avoir des effets externes subis par des tiers. Or, la solution de “l’État gendarme” se heurte elle aussi à des défaillances (captation par des lobbys, corruption, non-application des lois). Des approches fondées sur les droits de propriété bien définis (crédits d’émission échangeables, par exemple) ou sur des normes incitatives (taxation pigouvienne, etc.) sont souvent plus flexibles et efficaces que des interdictions bureaucratiques uniformes.
Donc, même dans les secteurs dits “sensibles”, un examen attentif révèle que le marché—ou des formules hybrides associant initiative privée et minima de règles publiques—fait souvent preuve d’une agilité supérieure à celle d’agences bureaucratiques, trop souvent soumises aux jeux politiques et aux conflits d’intérêts.
Au-delà de l’efficience économique, confier la résolution des problèmes sociaux au marché offre une garantie de pluralisme. Dans un système centralisé, il n’y a qu’une unique solution décrétée par l’autorité. Le dissident, l’innovateur, celui qui ambitionne une autre voie, se voit souvent privé de l’occasion de mettre son projet en pratique.
Dans une économie libre, au contraire, chaque acteur peut concrétiser ses idées, dans la mesure où il en a les moyens financiers, ou trouve des partenaires prêts à le soutenir. Le marché ressemble alors à un vaste laboratoire où se croisent les inventions, les méthodes de production, les stratégies de distribution. Finalement, c’est le consommateur—et donc, chaque citoyen—qui vote avec son porte-monnaie. Ce mécanisme assure une véritable forme de démocratie économique, où les suffrages se renouvellent à chaque transaction, et non tous les cinq ou six ans dans l’isoloir.