Quiconque parcourt les gazettes contemporaines ne peut manquer de constater combien l’expression « État de droit » fleurit dans tous les discours. On la clame du haut des tribunes, on la psalmodie dans les colloques, on l’érige en doctrine et, parfois même, en religion – dont les juges feraient office de grands prêtres et les droits fondamentaux de divinités tutélaires. Mais, cette abondance de louanges a ses revers. Lorsqu’un concept devient mot-valise, il finit par désigner tout et son contraire, tantôt un dispositif technique, tantôt un idéal moral, tantôt un dogme quasi mystique. Revenons sur l’importance (économique) de l’État de droit.
L’idée que l’État de droit nourrit la croissance économique n’est point une lubie. Dès lors qu’on se penche sur les travaux de Douglass North, l’on comprend que les institutions sont l’épine dorsale de l’ordre économique. Sans règles stables, le marchand tremble devant l’incertitude, et son esprit d’entreprise s’étiole. Par ailleurs, Mancur Olson a martelé qu’une organisation politique stable – offrant des protections sûres et prévisibles – libère l’énergie créatrice, tandis que l’arbitraire et la corruption, fruits d’un pouvoir sans bornes, étouffent l’essor économique. Dani Rodrik, de son côté, établit un lien limpide entre la sécurité juridique et l’élévation du revenu par tête, notamment dans les pays émergents. Du côté des organisations internationales, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont, dans les années 1990 et 2000, multiplié les études empiriques établissant une corrélation entre l’existence d’un État de droit effectif et la prospérité économique. Les indicateurs de gouvernance élaborés par la Banque mondiale (Worldwide Governance Indicators) ou les classements du World Justice Project (Rule of Law Index) montrent systématiquement que les pays où l’État de droit est le mieux assuré – c’est-à-dire où les gouvernants sont soumis au droit, où les contrats sont exécutoires et où la corruption est minimale – affichent de meilleurs taux de croissance, un climat des affaires plus favorable, une insertion plus forte dans les échanges internationaux, et un meilleur niveau de bien-être social. Si la simple corrélation n’implique pas toujours la causalité, un faisceau d’indices convergents suggère toutefois que la solidité de l’État de droit est un facteur-clé (et non un simple corollaire) du développement. La théorie de la « main visible » de la gouvernance, évoquée par certains économistes comme Dani Rodrik, explique que sans un cadre juridique stable et sans un gouvernement responsable, les efforts de marché ou la seule recherche du profit ne sauraient garantir ni l’ordre public, ni la justice dans les transactions, ni même la pérennité de la croissance.
Toutefois, un pareil consensus ne dit pas comment tailler le costume de l’État de droit. L’histoire regorge de régimes qui ont inscrit le principe dans leurs chartes constitutionnelles, pour ensuite le pervertir en foire aux lois et aux décrets. Quand une nation, s’imaginant bien faire, pond sans cesse de nouveaux textes, elle ressemble à un médecin qui saturerait son patient de médicaments ; ce dernier, déboussolé, ignore quelle pilule ingurgiter et à quelle dose. La sécurité juridique s’évanouit dans les méandres d’une législation toujours plus touffue.
Il est trois grandes traditions en matière d’État de droit. Dans la tradition juridique française, l’expression « État de droit » désigne un édifice (en apparence) solide : une hiérarchie des normes, où la Constitution trône comme un roi, la loi comme sa cour, et le règlement comme son valet ; une souveraineté nationale et populaire, qui octroie au Parlement un rang quasi sacré ; enfin, la trilogie des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, censés se surveiller mutuellement. Sur le papier, rien ne paraît plus défendable : la loi, expression de la volonté générale, se veut protectrice des libertés et garante de l’intérêt collectif. Mais, dans les faits, cette même loi, sacralisée parce qu’émanant du peuple, se multiplie à l’infini. Au moindre sursaut de l’actualité, un ministre propose son « projet de loi », de peur d’être accusé d’inaction. L’inflation normative devient la règle, passant parfois sous le nez des élus sans qu’ils puissent en mesurer toutes les conséquences. Tant et si bien qu’on se retrouve, en France, avec des codes épais comme des bibliothèques entières, que même les plus zélés avocats peinent à mémoriser. Le grand paradoxe est là : à force de vouloir contraindre l’État par la loi, on finit par désorienter le justiciable, qui, dans ce foisonnement législatif, ne sait plus où donner de la tête.
En Allemagne, le concept de Rechtsstaat, développé notamment par Georg Jellinek, a fait le choix d’un État dont l’action est contrôlée par une juridiction administrative puissante, censée protéger le citoyen contre les dérives bureaucratiques. À la vérité, cette ambition est fort louable : qui ne souhaiterait pas mettre l’administration sous le regard d’un juge impartial ? Seulement voilà, ce vigilant contrôle s’accompagne d’une rigueur procédurale qui pousse parfois à régler par la loi ce que d’autres traditions laissent à la sagacité du juge. Dans la pratique, l’hypertrophie réglementaire, née de la peur du vide juridique, finit par rendre le droit aussi serré qu’un corset, où chaque article, chaque alinéa, cherche à parer toutes les éventualités. L’effet pervers est proche de celui qu’on observe en France : une avalanche de textes, une tendance à la codification systématique de la moindre parcelle de l’existence. On voudrait protéger les libertés individuelles qu’on ne s’y prendrait pas autrement, mais on finit par lier la société entière dans un vaste filet législatif, dont la complexité n’a d’égale que la bonne intention originelle. En somme, le législateur, mu par son zèle protecteur, tombe dans le piège d’une surenchère normative.
Jetons l’ancre dans le monde anglo-saxon, où fleurit cette idée – vieille comme la Magna Carta – selon laquelle « tous sont égaux devant la loi, depuis le simple fermier jusqu’au chef d’État ». Ici, la règle ne vise pas à tout prévoir, tout enserrer : l’essence du Rule of Law, c’est l’absence de privilèges et la modération législative. Le juge, porté par la jurisprudence, devient l’arbitre actif qui applique des principes généraux, gravés dans le marbre de la Common Law. Aussi, la législation, quand elle existe, revêt-elle un caractère plus parcimonieux : on adopte des lois-cadres, on tranche des conflits au cas par cas, on se fie à la jurisprudence pour amender les dérives. N’allez pas croire que ce système soit exempt de défauts. Mais force est de constater que la confiance dans le juge – couplée à la méfiance envers la loi omniprésente – diminue le risque de dédales réglementaires. S’ensuit une plus grande aisance des entrepreneurs, qui n’ont pas à vivre dans la crainte qu’un nouveau texte, voté à la va-vite, vienne saborder le capital investi. Cette vision du droit, amie de la liberté individuelle, fait la part belle à l’initiative privée et tend à retenir les velléités législatives dans des limites raisonnables. Que l’on songe aux performances économiques des États-Unis ou du Royaume-Uni dans la durée : bien que divers facteurs entrent en jeu, le rôle d’un État de droit déchargé de l’hyperlégislation y est loin d’être négligeable.
Quid du cas du Bénin ? Le Bénin illustre bien les limites d’une conception de l’État de droit qui, imprégnée à la fois de l’héritage juridique français et des influences du modèle allemand, se caractérise par une inflation législative et réglementaire. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990, qui consacre dans son préambule la référence à l’État de droit démocratique, le Bénin a connu un développement institutionnel certain. La Cour constitutionnelle y joue un rôle majeur, veillant à la conformité des lois avec la Constitution, et les principes de séparation des pouvoirs y sont actés. Toutefois, on observe dans le même temps une multiplication rapide de textes législatifs et réglementaires : entre 1990 et 2020, le nombre de lois adoptées par l’Assemblée nationale s’est accru de manière exponentielle. Selon les statistiques publiées dans le Journal Officiel de la République du Bénin, on comptabilisait en 1992 une moyenne de 8 lois votées par an ; en 2000, cette moyenne est passée à 15 lois par an et, en 2010, elle atteignait 25 lois annuelles. Dans la décennie 2010-2020, le nombre de lois votées par an a oscillé entre 30 et 35, soit plus de quatre fois la cadence des années 1990. Les textes réglementaires connaissent un accroissement similaire : arrêtés, décrets, circulaires se sont accumulés dans des proportions telles que les opérateurs économiques eux-mêmes se plaignent d’un manque de clarté et de prévisibilité du droit applicable. À titre illustratif, le Répertoire des Actes Administratifs du Bénin (réuni sous l’égide du Ministère de la Justice) est passé de quelques centaines de références dans les années 1990 à plusieurs milliers au cours des années 2010, un volume difficilement maîtrisable pour le justiciable moyen. Selon les données de l'OCDE, le Bénin comptait en 2021 près de 20 000 textes réglementaires en vigueur, soit une moyenne de 170 textes par an depuis son indépendance en 1960. Par ailleurs, la Banque mondiale souligne que le taux de résolution des affaires judiciaires dans des délais raisonnables est bas, avec seulement 30% des cas résolus dans les deux ans suivant leur introduction, ce qui signale une inefficacité judiciaire marquée. L’inflation normative, au lieu de renforcer l’État de droit, menace de lui ôter son efficacité. Il ne suffit pas d’aligner des lois pour garantir la solidité du droit. Au contraire, l’abondance législative devient suspecte : elle signale l’instabilité.
Il est l’heure, pour le Bénin, d’amorcer une « cure d’amaigrissement législatif » pour renforcer l’État de droit. L’idée peut surprendre les âmes trop habituées à confondre la profusion normative et le progrès social. Pourtant, c’est précisément en garantissant la clarté et la prévisibilité de la règle qu’on protège le mieux le justiciable. Voici déjà longtemps que maints économistes ont noté un rapport de cause à effet entre la sécurité juridique et l’investissement, et entre l’investissement et la croissance. Ajouterai-je que la confiance que le justiciable place dans sa justice est le ciment indispensable de toute société paisible ? Loin d’être un mythe, cette confiance s’épanouit quand la règle est claire, stable, compréhensible. Le Rule of Law en fait sa devise. Le Bénin est peut-être à un tournant où, s’il veut consolider sa croissance et préserver ses droits fondamentaux, il devra oser tailler dans la jungle législative qui l’enserre. De cette coupe surgiraient clarté et confiance, deux éléments sans lesquels tout essor économique reste boiteux.