Être enseignant n’est pas seulement transmettre un savoir ; c’est aussi s’immerger dans le foisonnement d’idées et d’échanges dont seuls les étudiants sont capables. Je ressens ce bonheur tout particulier, celui qui vient de l’interaction et de la curiosité, comme une invitation permanente à réinventer mes cours et à redécouvrir, à travers les questions de mes étudiants, l’étonnante complexité de la science économique.
Il y a quelques jours, pendant que je donnais un cours d’introduction à la macroéconomie aux étudiants du parcours Executive MBA du Centre de Valorisation Professionnelle de Tunis, un étudiant, Kouamé, leva la main et me posa une question à la fois simple et redoutable : « Monsieur, si vous ne deviez retenir qu’un seul indicateur pour évaluer la bonne santé économique d’un pays, lequel serait-ce ? » Cette interrogation, à première vue innocente, touche au cœur même de la science économique. Ce qui suit est la réflexion approfondie que j’ai partagée avec Kouamé, au fil de discussions animées et d’exemples concrets tirés de l’histoire économique contemporaine. Je l’ai emmené bien au-delà des indicateurs qu’on enseigne habituellement en première approche, comme le PIB, le taux de chômage ou encore le taux d’inflation. Car, aussi utiles que soient ces indicateurs, ils révèlent chacun des biais et des carences qui rendent leur lecture délicate lorsqu’il s’agit de prendre la pleine mesure de la vitalité économique d’un pays. À la place, j’ai fait découvrir à Kouamé un indicateur moins connu du grand public mais immensément précieux, que j’affectionne particulièrement pour son pouvoir explicatif : l’évolution de la marge brute d’autofinancement des entreprises. Rappelons d’abord l’éventail classique des grands indicateurs macroéconomiques, histoire de montrer leurs limites et de justifier pourquoi j’en suis arrivé à privilégier la marge brute d’autofinancement comme mesure la plus pertinente.
Depuis le milieu du XXe siècle, le produit intérieur brut (PIB) domine la scène médiatique et politique. Il faut dire qu’il a l’avantage d’être simple à appréhender dans son concept général : il additionne la valeur monétaire de tous les biens et services produits sur le territoire national durant une période donnée. La beauté du PIB réside dans sa capacité à dresser un portrait global de l’activité économique. Or, cette agrégation brute présente aussi des failles notoires. D’abord, le PIB ne distingue pas vraiment la nature des dépenses : dépenser davantage dans la santé après une pandémie ou réparer des dégâts après une catastrophe naturelle peut gonfler artificiellement ce fameux PIB, sans pour autant que cela témoigne d’un progrès réel dans la prospérité d’un pays. Ensuite, le PIB ne dit rien des inégalités, ni de la répartition géographique de la richesse. Deux pays peuvent afficher le même PIB par habitant, alors que l’un jouit d’une répartition relativement équitable de la richesse et que l’autre souffre d’inégalités criantes. Enfin, le PIB ne tient pas compte de l’économie informelle, laquelle peut être conséquente dans certains pays émergents, ni de la soutenabilité environnementale de la croissance. De plus, une hausse des dépenses publiques peut artificiellement gonfler le PIB sans pour autant améliorer la performance réelle des entreprises.
Quant au taux de chômage, il apparaît incontournable comme indicateur. On l’aime bas, on le redoute haut, on l’ausculte comme un baromètre. Bien sûr, moins de chômeurs signifie, en apparence, plus de bien-être. Mais, les gouvernements peuvent manipuler le taux de chômage via des emplois publics ou des contrats aidés, ce qui ne reflète pas nécessairement la capacité réelle de création d’emplois du secteur privé qui sont les seuls emplois “solvables”. Par ailleurs, un taux de chômage bas peut cacher une précarité élevée. Aux États-Unis, par exemple, de nombreux travailleurs cumulent plusieurs petits boulots (phénomène des “gig workers”). De plus, en période de crise, le chômage réagit souvent en décalage par rapport à la situation économique des entreprises.
Puisque nous sommes lancés, parlons de l’inflation. Les journaux jurent qu’elle doit se situer à un juste milieu, ni trop haute ni trop basse. Toutefois, le taux d’inflation lui-même est tributaire de nombreux aléas : une fluctuation rapide du prix du baril de pétrole, une dévaluation monétaire, une guerre à l’autre bout du globe… L’inflation monte, retombe, tourbillonne, et l’on peinerait à en tirer des conclusions sûres quant à la force même du tissu productif d’un pays. Parfois, un pays peut s’enliser dans la déflation tout en déployant de brillantes stratégies industrielles qui ne verront leurs fruits qu’à long terme.
La balance commerciale, elle, a toujours ses partisans : « Tenez, regardez ce pays excédentaire, dit-on, il triomphe à l’exportation, sa compétitivité doit être légendaire ! » Certes, un excédent commercial peut traduire une belle réussite, mais il peut aussi cacher des investissements lourds dans du matériel étranger ou une spécialisation hasardeuse. Réciproquement, un déficit commercial nous incite souvent à noircir le tableau, alors qu’il pourrait s’agir d’importations massives de technologies indispensables à la modernisation de l’outil de production, promettant un retour sur investissement différé.
Viennent ensuite des agrégats comme l’indice boursier national, souvent mis en avant par les médias, ou encore les différents indices de confiance (des consommateurs, des investisseurs…). Bien que ces indices puissent donner des indications sur l’état d’esprit des agents économiques, ils sont aussi susceptibles de se nourrir d’effets de mode ou de phénomènes spéculatifs. Sans parler de la volatilité inhérente aux marchés financiers, qui peut bouleverser les valorisations de façon brutale, sans lien direct et immédiat avec les fondamentaux de l’économie réelle. On se souvient, par exemple, de la bulle Internet à la fin des années 1990, où les capitalisations boursières ont explosé pour s’effondrer peu après, révélant le décalage colossal entre l’enthousiasme des marchés et la viabilité des modèles d’affaires des entreprises.
Tous ces indicateurs, on l’aura compris, servent à peindre un tableau d’ensemble et ont leur utilité respective. Mais ils peuvent échouer à traduire le cœur vibrant de la prospérité économique d’un pays : la dynamique interne de ses entreprises, leur capacité à se développer durablement, à investir dans de nouveaux projets, à innover et à créer des emplois de qualité. Et c’est précisément ici qu’entre en scène la marge brute d’autofinancement. Alors que la plupart des indicateurs se limitent à rendre compte du climat ambiant ou des résultats bruts, la marge brute d’autofinancement (souvent abrégée en MBA) est le résultat comptable qui mesure les ressources internes dégagées par une entreprise après avoir réglé ses charges d’exploitation et ses dépenses courantes, mais avant déduction des charges financières et fiscales. Dit autrement, c’est l’excédent de trésorerie qui peut être réinvesti dans la croissance future, comme l’achat de machines plus performantes, la recherche et développement, ou l’expansion sur de nouveaux marchés.
Pourquoi la MBA des entreprises serait-elle à ce point cruciale pour estimer la vigueur économique d’un pays ? Parce qu’elle reflète simultanément la rentabilité opérationnelle du tissu entrepreneurial et la soutenabilité de ses investissements. Une entreprise capable de générer une forte marge brute d’autofinancement peut ainsi miser sur sa croissance, innover et recruter sans dépendre exagérément du crédit bancaire ou du financement obligataire. Elle est moins vulnérable aux variations des taux d’intérêt, aux aléas des marchés financiers et aux caprices des investisseurs. Bien sûr, recourir à l’endettement peut être rentable en période de taux bas ou de forte expansion, mais l’autonomie financière demeure un gage de résilience, notamment en période de crise où les conditions de financement peuvent se durcir brutalement. Pour saisir l’ampleur de l’enjeu, regardons de plus près l’Allemagne, réputée pour la solidité de son secteur manufacturier et le grand professionnalisme de ses PME, les fameux Mittelstand. Avant la crise financière de 2008, la marge brute d’autofinancement y oscillait autour de 36 %, un niveau plus élevé qu’en France, reflet d’une spécialisation industrielle à forte valeur ajoutée et d’une gestion rigoureuse des coûts. Lorsque la crise a frappé, l’Allemagne a bénéficié d’un socle exportateur très résilient, notamment dans la machinerie, l’automobile et la chimie. Les entreprises allemandes ont pu, grâce à une marge d’autofinancement confortable, poursuivre leurs programmes d’investissements, évitant de casser leur dynamique d’innovation. Cela explique en partie la rapidité de la reprise allemande après la crise, au point que l’on parlait d’un “modèle allemand” à suivre. Un autre cas très intéressant est celui du Japon. Dans les années 1980, le Japon connaissait une euphorie économique, soutenue par la montée en puissance de ses géants industriels et de sa technologie d’avant-garde. Les entreprises japonaises dégageaient une marge brute d’autofinancement élevée, ce qui leur permettait d’asseoir leur expansion internationale. Puis vint l’éclatement de la bulle immobilière et boursière au début des années 1990, plongeant le pays dans une longue période de stagnation, souvent qualifiée de “décennie perdue”. Les entreprises, soudainement fragilisées, se sont retrouvées à alléger leur dette et à geler certains projets d’investissements. Durant ces années de marasme, la marge brute d’autofinancement s’est sensiblement réduite, révélant l’incapacité des entreprises à poursuivre la modernisation et l’innovation au même rythme. Ce n’est qu’à partir des années 2000, sous la pression de réformes structurelles, d’un assouplissement monétaire et d’une internationalisation accrue, que la marge d’autofinancement a commencé à se redresser et a permis à certains secteurs de retrouver leur lustre d’antan, notamment dans l’électronique et l’automobile.
Pourquoi insister à ce point sur cette notion d’autofinancement ? Parce que, dans la réalité économique, la solidité d’un pays ne se réduit pas à sa simple richesse agrégée ou au nombre de personnes ayant un emploi. Elle tient à la capacité de son tissu économique à se réinventer, à investir, à innover, et donc à créer des produits et services compétitifs. L’investissement productif est la pierre angulaire de la croissance future. Lorsque les entreprises génèrent elles-mêmes les fonds nécessaires, elles gagnent en indépendance et en marge de manœuvre stratégique. Au contraire, lorsqu’elles dépendent trop du financement externe, elles s’exposent à la volatilité des marchés et subissent parfois des arbitrages défavorables : pression sur la rentabilité à court terme, exigences de retour sur investissement rapide, risques de rachat hostile, etc.
La marge brute d’autofinancement nous alerte aussi sur la santé financière globale de l’économie, car elle impacte directement la capacité de l’écosystème productif à absorber les chocs. Prenons l’exemple de la crise sanitaire de 2020 : les entreprises qui disposaient d’une marge brute d’autofinancement élevée, avant que tout ne s’arrête soudainement, ont mieux résisté. Elles pouvaient continuer à verser des salaires, à payer leurs fournisseurs ou à tenir bon quelques mois avant l’arrivée des aides publiques. À l’inverse, celles dont la marge brute d’autofinancement était déjà ténue se sont retrouvées bien plus rapidement en difficulté de trésorerie. Dans les secteurs structurellement fragiles, cela a conduit à des faillites en cascade ou à des plans de restructuration drastiques.
De ce fait, suivre l’évolution de la marge brute d’autofinancement des entreprises dans le temps, et le comparer d’un pays à l’autre, donne une vision assez fine de la compétitivité structurelle du tissu économique.
Revenons un instant dans notre salle de classe, où Kouamé m’écoutait et rebondit sur mes propos : « Alors, si je vous suis bien, Monsieur, le fait qu’un pays ait un fort PIB ou un faible taux de chômage ne garantit pas sa santé économique si, dans le même temps, ses entreprises ne parviennent pas à générer une marge brute d’autofinancement satisfaisante ? » C’est exactement cela, lui répondis-je. Je lui ai évoqué l’exemple de l’Espagne, qui avait un taux de chômage historiquement bas avant la crise de 2008, notamment grâce au boom immobilier. Mais lorsque la bulle a éclaté, une myriade d’entreprises de construction et d’activités liées s’est retrouvée exsangue : leur marge d’autofinancement était en réalité très faible, car trop dépendante de crédits à bas coût et d’une demande immobilière peu soutenable. On connaît la suite : l’explosion du chômage, la chute drastique de la consommation, et des années de difficultés avant une reprise graduelle.
J’ai insisté également sur le fait que, même si la marge brute d’autofinancement est un indicateur d’une puissance rare, elle ne doit pas, dans l’absolu, être utilisée de manière isolée. Elle reste à interpréter dans son contexte, car un niveau trop élevé peut aussi potentiellement traduire un manque d’opportunités d’investissement ou un certain immobilisme. Par exemple, si les entreprises préfèrent accumuler de la trésorerie faute de projets viables, cela peut signifier un environnement peu favorable à l’innovation ou un climat d’incertitude dissuasif. Une marge brute d’autofinancement confortable peut alors se transformer en inaction et, à terme, freiner la croissance. Mais dans l’ensemble, l’observation attentive de cet indicateur, son évolution et ses déterminants demeure un gage de lucidité pour qui souhaite comprendre la force véritable d’une économie.
Pour illustrer les vertus d’une bonne marge brute d’autofinancement, on peut encore se tourner vers l’exemple des entreprises scandinaves, en particulier en Suède, réputées pour leur gestion financière prudente et leur esprit d’innovation. Les géants comme IKEA (dans l’ameublement) ou Spotify (dans le streaming musical) ont grandi dans un écosystème qui valorise la stabilité et la capacité à se financer sans excès de dette. Cela leur a permis de se développer à l’international sans être contraints d’emprunter massivement. En cas de retournement, ces entreprises ont pu pivoter ou consolider leurs modèles sans qu’une chute brutale de la demande ne les réduise à l’impuissance. Cette solidité se reflète dans l’économie suédoise, qui a su traverser plusieurs crises globales avec un niveau de résilience supérieur à la moyenne européenne.
On doit scruter la marge brute d’autofinancement des entreprises. C’est elle qui porte la croissance future, alimente l’innovation, consolide la compétitivité, assure la solidité en période de crise et favorise, en définitive, la prospérité à long terme. Tous les autres agrégats, bien que complémentaires, risquent à un moment ou à un autre de nous induire en erreur ou de nous limiter à une vision partielle de la réalité. La marge brute d’autofinancement mérite incontestablement de figurer en tête des indicateurs macroéconomiques à suivre pour qui veut jauger la véritable vigueur d’un pays. Car derrière la froideur des chiffres se cache une réalité opérationnelle : les entreprises, petites et grandes, qui, chaque jour, innovent, vendent, recrutent et investissent. Et c’est dans leur capacité à s’autofinancer que réside sans doute la clé de leur prospérité et, par voie de conséquence, celle du pays tout entier.