Le voyage du navire démocratique du continent africain se poursuit et l’on sait désormais que ce navire ne domine pas les eaux ou tout du moins, c’est ce que distille dans les esprits la phraséologie officielle. Dans la littérature contemporaine, il est fréquent de tomber sur des écrits dépeignant l'Afrique comme un terreau inhospitalier à la démocratie. Cela est, en partie, vrai. Mais, le problème est qu’on cherche la démocratie là où elle n’est pas, par nature.
Prenons, par exemple, le pouvoir exécutif. Il est, par essence, intrinsèquement monarchique. L’action appelle la responsabilité. Elle exige la prise de décision et une certaine forme de direction. Pour citer le philosophe Alain, "l'action est semblable à une bataille ; chaque tournant du chemin réclame une décision." Par conséquent, il est inévitable qu'un individu ou un organe exerce ce rôle. L'exécutif est monarchique par construction. De même, le pouvoir législatif s'avère ontologiquement oligarchique. La création de lois et la fixation d'impôts requièrent une forme d’expertise et une connaissance approfondie de l’ordre juridique. Le législatif appelle nécessairement la compétence.
Si donc, l'exécutif est monarchique par construction et le législatif, oligarchique, où peut-on espérer trouver la démocratie ? Eh bien, la démocratie se trouve chez celui que le philosophe Alain appelle le “Contrôleur”. Ce citoyen engagé joue un rôle crucial en tant qu'agent de la démocratie. Il incarne la responsabilité, encourage la participation, critique les actions du pouvoir, et propose des solutions. En fin de compte, être citoyen ne saurait être considéré comme un simple statut, mais plutôt comme une vocation à temps plein. C'est une mission qui consiste à garantir que le pouvoir exécutif et législatif, malgré leur nature monarchique et oligarchique, soit constamment soumis à la vigilance, à la réflexion et à l'engagement des citoyens. C'est ainsi que la démocratie trouve sa véritable expression et sa vitalité.
Je sais bien qu’elle est loin d’être désuète, l’idée qui prône le refus de concours ou de collaboration avec les gouvernants. Mais, je veux ici dire, le plus clairement possible, ceci : le citoyen qui refuse son rôle de “Contrôleur” s’arroge inévitablement l'irresponsabilité. Ce qu’il faut comme attitude, c’est ce que Max Weber a nommé : l’éthique de la responsabilité. Cette éthique, Raymond Aron l’avait. Dans ses Mémoires à la page 43, Raymond Aron dit ceci : “Une fois que j’eus surmonté les incertitudes de ma jeunesse et les limites de ma formation académique, je pris une position extrême, de l’autre côté : je me voulus responsable presque à chaque instant ; toujours enclin à me demander : qu’est-ce que je pourrais faire à la place de celui qui gouverne ?” C’est donc, sans surprise, qu’Aron disait : le citoyen peut et doit choisir de collaborer avec les gouvernants.
Il est une expérience que je souhaite au lecteur de vivre au moins une fois : suivre, de l’intérieur, la campagne électorale d’un candidat à une quelconque élection en Afrique. Ce qui m’a proprement bouleversé en vivant cette expérience, c'est la foi insensée des citoyens dans la capacité des politiciens et de la politique à résoudre leurs problèmes, même les plus personnels, et à leur apporter le bonheur. Une attitude qu’on pourrait caractériser comme l’exact inverse de la maxime de Benjamin Constant : “Prions l'autorité de rester dans ses limites ; qu'elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d'être heureux.” La passivité des citoyens qui déchargent sur des politiciens la responsabilité de leur propre destin est quelque chose de sidérant. C’est ce que Jacques Ellul nomme bellement : l’illusion politique. Le citoyen ne doit pas être un spectateur. Il doit être un acteur de sa propre vie et de la vie de la cité. Il doit comprendre que la politique a ses limites et qu'elle ne peut pas résoudre tous les problèmes de la société. Il doit intégrer que les politiciens sont souvent limités par des contraintes institutionnelles, économiques et sociales, ce qui entrave leur capacité à apporter des changements significatifs. Un exemple contemporain serait la difficulté à résoudre des problèmes mondiaux tels que le changement climatique.
Je ne monte pas en épingle l’illusion politique des citoyens par quelque cuistrerie. C’est parce que nous savons, grâce à Hannah Arendt, que la foi aveugle dans les leaders politiques peut mener à la tyrannie. L'exemple du nazisme illustre parfaitement les dangers de l'illusion politique. Adolf Hitler a été porté au pouvoir par un peuple qui avait placé en lui tous ses espoirs et avait renoncé à son rôle de “Contrôleur”. Il a ensuite utilisé son pouvoir pour asservir et exterminer des millions de personnes. De plus, rendre l’Afrique hospitalière à la démocratie restera une belle fiction aussi longtemps que le peuple ne se jouera son rôle de citoyen.
Le citoyen ne doit pas être un spectateur.