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La révolte fiscale au Kenya : Un rappel que l'impôt est un pharmakon

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"Après avoir écouté attentivement le peuple kényan, qui a dit haut et fort qu'il ne voulait rien avoir à faire avec ce projet de loi de finances 2024, je m'incline et je ne promulguerai pas le projet de loi de finances 2024, qui sera par conséquent retiré", a déclaré William Ruto, dans un discours mercredi dernier. Rappelons le fond du sujet. Le budget 2024-2025, proposé par le gouvernement kényan, présente l’introduction de plusieurs nouvelles taxes. Cela a entraîné des manifestations populaires dans tout le pays. Un mouvement de protestation contre ces taxes, intitulé « Occupy Parliament » (Occupons le Parlement), a émergé sur les réseaux sociaux. De nombreux manifestants se rassemblent devant le Parlement, brandissant des pancartes avec des slogans tels que « Ne nous imposez pas les impôts » et comparant William Ruto à « Zakayo », le nom swahili de Zachée, le collecteur d’impôts biblique.

 

Le but de ce billet est de démontrer que la révolte fiscale au Kenya était probable et que l’impôt est un pharmakon (c’est la dose qui fait le poison).

 

J’ai découvert le résultat d’un sondage (round 8, 2019) effectué par Afrobarometer au Kenya que j’ai trouvé très instructif. A la question “Pensez-vous que le montant d'impôts que les gens ordinaires dans ce pays sont tenus de payer au gouvernement est trop peu, trop élevé, ou est presque le juste montant ?”, ci-après les réponses des Kényans :

 

 

 

Premier enseignement : 87,6% des Kényans pensent que le montant d’impôts est soit presque le juste montant soit un peu trop élevé soit beaucoup élevé. Dit autrement, 87,6% des Kényans soit une écrasante majorité n’approuveraient pas une augmentation de l’impôt. 

 

Second enseignement : Il n’y a pas de grande divergence dans les réponses entre le monde rural et le monde urbain d’une part et entre les hommes et les femmes d’autre part.

 

Je rappelle que ce sondage a été fait en 2019, soit avant la crise de la Covid-19. Le Kenya n’a pas été épargné par les conséquences économiques désastreuses de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine. Entre 2020 et 2023, voici une petite liste (non exhaustive) de taxes introduites par le gouvernement : 

  • Taxe sur les services numériques (Digital Services Tax) : Introduite à un taux de 1,5 % sur la valeur brute des transactions, cette taxe s'applique aux revenus générés par les services fournis via une place de marché numérique​.

  • Révision des tranches d'impôt sur le revenu individuel : La tranche d'imposition la plus élevée est passée à 30 % pour les revenus supérieurs à 688 000 KES par an.

  • Taxe sur les produits du tabac : Le taux d'imposition sur le tabac a été augmenté de 45% à 50%.

  • Taxe sur les gains en capital : Augmentation du taux de 5 % à 15 % pour les transferts d'actions non cotées et d'autres droits.

  • Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les produits pétroliers : Une TVA de 8% a été introduite sur les produits pétroliers, tels que l'essence et le diesel.



Considérant l’ambiance générale depuis 2020 qui est clairement à la hausse d’impôts,

Considérant la perception populaire (87,6% des Kenyans pensent que le montant d’impôts est soit presque le juste montant soit un peu trop élevé soit beaucoup élevé),

Introduire un projet de loi de finances qui présente de nouvelles taxes et penser que le soulèvement populaire n’est pas probable relève d’une naïveté coupable ou, pire, d’une méconnaissance de l’histoire. 

 

L’impôt est un pharmakon ; c’est la dose qui fait le poison. C’est ce que la Sagesse populaire exprime en disant : Trop d’impôts tue l’impôt. 

 

Revenons à l’origine des choses. Sur un territoire, se trouvent des gens qui, au fil des années, développent une volonté de vivre ensemble : ce qu’on appelle la Nation. Mais, à mesure que le groupe croit en taille et en complexité, l’idée de disposer d’un Etat pour assurer l’ordre et la protection contre les agresseurs étrangers s’impose. Mais, cet État, il faut bien le financer ! Il est souvent considéré que l'émergence des États modernes repose sur leur capacité à instaurer un système de collecte d'impôts régulier auprès de leur population. Les États anciens, notamment au Moyen Âge, avaient pour habitude de s'approprier les richesses des peuples vaincus après une guerre pour subvenir à leurs besoins. Cependant, dépendre du pillage et de la destruction de ses adversaires pour se financer est à la fois incertain et myope. Premièrement, il n'est jamais garanti de remporter une victoire ; deuxièmement, la confiscation des ressources empêchait souvent les vaincus de reprendre une activité économique et de créer de la richesse à nouveau saisissable. Par conséquent, il est naturel de voir la modernité d'un État comme sa capacité à arrêter de rançonner les populations extérieures pour se tourner vers ses propres citoyens, leur demandant de contribuer à son fonctionnement. Ainsi, l'impôt intérieur a remplacé le butin de guerre dans les pays commençant à se structurer en États organisés et durables. 

 

Le lecteur attentif voit donc pointer la difficulté : l’impôt est à la fois un remède et un poison. Comme le souligne Philippe Nemo, "l'impôt est le prix de la civilisation". En effet, il permet de garantir un cadre de vie stable et propice à l'épanouissement des individus. Cependant, une pression fiscale excessive peut étouffer l'initiative individuelle et freiner la croissance économique. Comme le rappelle Jean-Baptiste Say, économiste du 19ème siècle, "l'impôt qui tue la poule ne fait pas d'œufs". L'enjeu crucial réside donc dans la recherche du juste dosage, dans la capacité à trouver un équilibre entre les besoins de financement de l'État et la préservation de l'initiative individuelle. "L'impôt est un art difficile", disait Philippe Nemo. Il nécessite une compréhension fine des mécanismes économiques et sociaux, ainsi qu'une volonté politique de justice et d'efficacité.

 

Je souhaite rappeler que le terme « impôt », désormais essentiel au fonctionnement des États, possède une signification première aisément compréhensible par tous. Jean-Jacques Rousseau le souligne avec perspicacité dans son « Discours sur l’économie politique », un texte dérivé de son article « Economie politique » de l’Encyclopédie écrit en 1755. Il y mentionne « ceux que Bodin appelle imposteurs, c’est-à-dire ceux qui imposent ou imaginent les taxes ». Rousseau laisse entendre que la fiscalité et l'imposture sont intrinsèquement liées. Cette finesse lexicographique lui permet de critiquer une réalité désolante : l'obsession morbide de certains États de son époque pour la fiscalité. Il est évident que cette obsession reste très actuelle.

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