Avant-propos : Le 7 novembre 2023, le think tank L’Afrique des Idées a organisé sa conférence annuelle sous le thème : “IA, blockchain, mobile Banking, Comment l'Afrique peut mettre le numérique au service de sa croissance économique ?”. J’étais un des panélistes à cette conférence. A la fin de la conf’, un jeune homme se rapproche de moi pour me dire qu’il a lu mon livre “Le digital au secours de l’Afrique” et que le chapitre sur le lien entre chômage et digitalisation a renouvelé sa perception sur la question.
Je veux donc proposer en accès libre une partie dudit chapitre.
Bonne lecture et n’hésitez pas à offrir un exemplaire du livre à votre entourage (c’est bientôt Noël !).
En mars 2020, j’étais à Cotonou pour la promotion de mon ouvrage L’horizon africain. A la fin de la cérémonie de lancement du livre, j’ai eu le plaisir de discuter avec un haut fonctionnaire qui me confiait ceci : « Sophonie, je m’inquiète de la dynamique démographique du Bénin dans un contexte de digitalisation de nos sociétés. Il n’y aura pas d'emploi pour tout le monde. Le chômage va grimper jusqu’au ciel et nous en paierons la note socialement. Je m’inquiète pour le Bénin et pour l’Afrique en général ». Cet aveu révèle une inquiétude qui n’est, somme toute, pas nouvelle. Cette inquiétude cristallise deux sophismes économiques qui, mille fois démontés, mille fois renaissent de leurs cendres : le sophisme du plein emploi et le sophisme de la machine maudite. Ces deux logiques fallacieuses méritent d’être exposées en long et en large pour en démontrer l’incongruité. Mais avant, revenons sur le caractère historique de l'inquiétude autour de la destruction d’emploi dont seraient responsables la digitalisation aujourd’hui, l’automatisation hier et le machinisme avant-hier.
Fils d'un maître-fabricant en soie brochée et d'une mère liseuse de dessins, Joseph Marie Jacquard a inventé en 1801 la machine à tisser ; il devient ainsi possible à un seul ouvrier de faire fonctionner le métier à tisser, sans l'assistance d'un tireur de lacs. Cette mécanisation du métier à tisser a provoqué le mécontentement des ouvriers. Lors de la révolte des canuts, soulèvements ouvriers ayant lieu à Lyon, en France, en 1831 puis 1834 et 1848, les ouvriers du textile considérant que les machines Jacquard les privaient de leur gagne-pain les ont brisé en place publique et Joseph Jacquard aurait échappé de peu à la mort. Il est peu de dire que les ouvriers ont accueilli avec hostilité l’introduction des machines Jacquard. L’utilisation de machines élévatrices sur les docks dans les ports d’Anvers et de Rottendam, en 1907, a provoqué des grèves sanglantes pendant plusieurs mois ; les ouvriers estimant que les machines les concurrencent et, par suite, réduisent leur gagne-pain.
Il est peu d’intérêt de multiplier les faits historiques. Avec les deux exemples ci-dessus, l’on note qu’à chaque technique industrielle nouvelle, la crainte du chômage se manifeste. Les porteurs de cette crainte s’écrient : Nous allons perdre notre emploi ! Nous allons perdre notre revenu ! Les ordinateurs nous feront mourir de faim ! Il faut être sans cœur pour ne pas entendre nos cris de détresse ! Malheureusement, plusieurs décideurs (hommes politiques, hauts fonctionnaires, etc.) , par réel souci de leurs concitoyens ou par pure démagogie, freinent la diffusion de nouvelles technologies afin de « protéger » ou « créer » des emplois. Voilà qui me ramène aux deux sophismes sus-cités.
Qui n’a jamais ouï un homme ayant à charge d’organiser la vie publique clamer : création d’emploi, création d’emploi ? Il n’y a rien de mauvais dans le fait de souhaiter des emplois mais les politiques publiques ne se défendent de plus en plus qu’avec l’argument de la création d’emploi : il est là, le sophisme. La création d’emploi est érigée en but, en finalité. Elle est considérée comme le but ultime des politiques publiques : il ne faut surtout pas favoriser les techniques nouvelles qui vont sûrement détruire des emplois ! En suivant cette logique, on peut traiter d’imbécile celui qui a inventé la roue car il a tué des milliers d'emplois dans le transport à dos d’âne.
La vérité est que le mantra de la création d'emploi est économiquement illettré. Un programme visant à ériger des statues de Patrice Talon, président du Bénin, dans chaque ville et village du Bénin permettrait également de créer des emplois, mais cela n'en fait pas une trouvaille raisonnable. Alfred Sauvy, économiste français du 20ème siècle, a raconté une belle anecdote à propos d’un ministre français lors d’une visite de chantier. Le ministre, émerveillé par le travail des bulldozers, s’écrit: « Impressionnant, mais imaginez combien d’hommes on pourrait utiliser si à la place de ces machines, les travailleurs avaient des pelles ». Alfred Sauvy lui avait répondu malicieusement : « Monsieur le Ministre, imaginez s’ils avaient des petites cuillères ». Ce ministre ne comprenait probablement rien à propos de la productivité qu’engendrent les améliorations techniques. Hélas, on peut regretter le fait qu’il existe encore, très probablement, des décideurs politiques à l’image de ce ministre. Le sophisme de la création d’emploi confond but et moyen. Le travail est un moyen par lequel les hommes créent de la richesse. Mais le but de l’économie n’est pas de créer des emplois, c’est de créer de la richesse ; les emplois ne sont que la conséquence du processus de création de valeur.
« L'économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l'homme d'État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu et cette subsistance abondante ; - le second, de fournir à l'État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public; elle se propose d'enrichir à la fois le peuple et le souverain. » (A. Smith, 1776)
Le but de l’économie c’est l’abondance des choses pour tous, la multiplication du pain.
L’autre sophisme, celui de la machine maudite, est le corollaire du sophisme de la création d’emploi. La machine, avec un, cinq, dix ouvriers, fait le travail qui en aurait nécessité autrefois cinquante, cent, mille. La digitalisation des services publics prive des milliers de personnes de travail. La robotisation des lignes de production dans les usines laisse plusieurs ouvriers sur le carreau. Tout cela est vrai. Mais, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, pour reprendre le titre du traité d’économie politique de Frédéric Bastiat.
Supposons un entrepreneur possédant un atelier de fabrication de savons (je ne prends pas cet exemple totalement au hasard ; mon père possédait une fabrique de savons). Imaginons que cet atelier adopte un robot permettant de fabriquer des savons avec deux fois moins d'œuvre qu’auparavant. Ce qu’on voit, c’est la moitié du personnel qui sera viré : c’est la conséquence immédiate. Ce qu’on ne voit pas, c’est une série d’autres conséquences. D’abord, on peut imaginer que l’entrepreneur va produire des savons mieux fabriqués ou les mêmes savons qu’avant mais à un coût réduit. Dans les deux cas, la communauté gagne soit en pouvoir d’achat soit en produit de meilleure qualité. En cas de gain de pouvoir d’achat, le consommateur dispose désormais davantage de moyens à consacrer à d’autres biens et services, et ce faisant, crée des emplois dans d’autres secteurs de l’économie : c’est une première compensation sous forme d’emplois. Ensuite, on peut raisonnablement imaginer que le robot introduit dans le processus de fabrication de savons a été lui aussi fabriqué et, pour cela, il a fallu trouver de la main d'œuvre disponible : c’est une seconde compensation sous forme d’emplois. Enfin, l’entrepreneur a très probablement augmenté sa marge de bénéfices (les salaires de la moitié du personnel sont économisés) ; ce qui est une bonne chose pour l’économie dans son ensemble car cet entrepreneur dépensera désormais plus d’argent dans les loisirs ou les voyages ou épargnera plus d’argent. Rappelons le fameux « théorème » de Schmidt (du nom de l’ancien chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt) : « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain ».
Les prévisions alarmistes en matière d’impacts de la digitalisation sur l’emploi sont souvent excessives. En 2013, un premier rapport de C. Frey et M. Osborne, chercheurs à l’université d’Oxford, avançait que, d’ici à une vingtaine d’années, environ la moitié des emplois américains seront remplaçables par des robots intelligents. L’OCDE affirmait, dans un de ses rapports en 2016, que « 14% des travailleurs de l’OCDE courent un risque élevé que leurs tâches actuelles soient automatisables au cours des 15 prochaines années ». Ce sont des inquiétudes vaines car ce qui est important c’est la hausse de la productivité de l’économie dans son ensemble. Contre intuitivement, les pays ayant les plus faibles taux de chômage sont ceux qui ont le plus de robots par tête de travailleurs. Donc, plus de robots, c’est plus d’emplois et moins de chômage !
L’exercice de persuasion de ce paragraphe est, me semble-t-il, nécessaire afin de rassurer les dirigeants politiques africains. La troisième révolution industrielle n’est pas l’ennemi de l’emploi, loin s’en faut. Faisons entrer l’Afrique dans l’ère de la robotisation et de l’intelligence artificielle sans craindre le chômage des masses.