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Kwame Nkrumah, Julius Nyerere et l’illusion du socialisme africain

Kwame Nkrumah, Julius Nyerere et l’illusion du socialisme africain

Dans son essai intitulé "Ujamaa: The Basis of African Socialism" (1962), Julius Nyerere déclare : « Le socialisme africain n'est pas une philosophie importée. Ce n'est pas quelque chose que nous avons appris d'autres peuples. Le socialisme était une vie que nous menions avant d'être envahis par l'impérialisme étranger. » Lors de la Conférence de Casablanca en 1961, Kwame Nkrumah explique : « La société africaine traditionnelle était égalitaire et collectiviste par nature. Nous ne devrions pas copier servilement les modèles étrangers, mais retrouver nos propres valeurs sociales à travers une renaissance socialiste. ». 

Ces deux citations révèlent une vision romantique et largement acceptée selon laquelle les sociétés africaines précoloniales étaient régies par des principes collectivistes et égalitaires, préfigurant une forme de socialisme endogène. Cette idée, bien que séduisante, relève davantage de la reconstruction idéologique que de la réalité historique. C’est précisément cette idée que ma livraison d’aujourd’hui tentera de réfuter. 

L’idée d’une Afrique intrinsèquement socialiste trouve ses racines dans le contexte des luttes pour l’indépendance et de la période post-coloniale. Elle servait un objectif politique : justifier l’adoption de modèles socialistes comme alternatives aux économies exploitantes imposées par le colonialisme. En s’opposant au capitalisme, souvent assimilé à l’impérialisme et à l’exploitation, les leaders nationalistes ont trouvé dans le socialisme un outil rhétorique et politique pour fédérer leurs peuples autour d’un projet de réconciliation identitaire et de développement économique. L’Afrique contemporaine a construit une relation méfiante, voire hostile, envers le libéralisme classique. Cette doctrine juridico-socioéconomique est pourtant loin d'être étrangère aux valeurs et aux structures des sociétés africaines précoloniales. Les principes fondamentaux du libéralisme – la liberté individuelle, le marché libre et un gouvernement limité – trouvent un écho profond dans les pratiques économiques et politiques de nombreuses communautés africaines anciennes. Une lecture attentive de l'histoire africaine révèle que le commerce était libre et volontaire, que la gouvernance était souvent décentralisée, et que l'individu était considéré comme un être autonome, responsable de son propre destin.

Le libéralisme classique, né dans l'Europe des Lumières, repose sur trois principes fondamentaux : l'individualisme, la liberté économique et la limitation du pouvoir étatique. Adam Smith, dans La Richesse des Nations (1776), affirme que « ce n’est pas de la bienveillance du boulanger, du brasseur ou du boucher que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur propre intérêt ». Cette idée, loin d'être synonyme d'égoïsme, reconnaît la capacité de chaque individu à contribuer à la prospérité commune par ses efforts personnels et son travail. Dans de nombreuses sociétés africaines traditionnelles, cette liberté économique était une réalité quotidienne. Les marchés africains fonctionnaient sur la base du commerce volontaire et de la coopération intercommunautaire. Les Hausa-Fulani au Nigeria, les Akan au Ghana ou encore les Buganda en Ouganda maintenaient des systèmes de commerce libres, où les échanges étaient fondés sur la spécialisation et la satisfaction mutuelle. Comme le souligne l’économiste George Ayittey, les marchés traditionnels africains étaient à bien des égards comparables aux principes libéraux défendus par David Ricardo dans sa théorie de l’avantage comparatif. L’abbé Pierre Bertrand Bouche a publié en 1883 le proverbe Yoruba suivant dans son livre “Les Noirs peints par eux-mêmes” : “ Quand l’aurore brille, le maître des cauris prend les cauris ; le fileur prend son fuseau ; le guerrier prend son bouclier ; le tisserand commence à prendre la navette ; le cultivateur se réveille et prend le manche de sa houe ; le chasseur, son carquois et son arc.” Ce proverbe démontre à quel point l’idée de la division du travail et donc de l’échange libre est ancrée dans l’Afrique ancienne. Bien avant la colonisation, l'Afrique abritait des réseaux commerciaux sophistiqués s'étendant du Sahel à l'océan Indien. Les marchands africains pratiquaient le commerce libre, établissaient des contrats, et développaient des systèmes complexes de crédit et d'échange. Les grands empires comme le Mali et le Ghana prospéraient grâce au commerce libre, pas à une économie dirigée.

Contrairement aux idées reçues, de nombreuses sociétés africaines valorisaient fortement l'autonomie individuelle et du gouvernement limité. Chez les Igbo du Nigeria, par exemple, le système de titres permettait aux individus de s'élever socialement par leurs propres efforts. De plus, la gouvernance limitée était une norme dans plusieurs communautés africaines. Loin de l'image d'une Afrique centralisée et collectiviste, certaines sociétés, comme les Igbo du Nigeria, étaient dépourvues de pouvoirs monarchiques centralisés. Les décisions politiques se prenaient par consensus dans des conseils d'anciens, ce qui limitait le pouvoir arbitraire d’un seul individu. L’idée de l’État comme gardien des libertés, et non comme oppresseur, trouve ici une résonance avec les théories de John Locke sur le contrat social. D’autres sociétés africaines fonctionnaient selon des principes d'anarchie ordonnée, où l'ordre social émergeait spontanément sans autorité centrale forte. Les Nuer du Soudan, étudiés par l'anthropologue Evans-Pritchard, illustrent parfaitement ce modèle d'organisation sociale décentralisée et auto-régulée. Les systèmes de propriété en Afrique précoloniale étaient plus complexes qu'une simple propriété collective. De nombreuses sociétés reconnaissaient des formes sophistiquées de propriété privée, particulièrement pour les biens personnels, les outils de production et certaines terres. Les droits individuels coexistaient harmonieusement avec les responsabilités communautaires.

L’hostilité envers le libéralisme classique en Afrique a des racines historiques profondes. Le colonialisme européen a imposé des systèmes économiques exploitants, dans lesquels le capitalisme a été perçu comme une forme d'oppression. Les administrateurs coloniaux ont réduit les marchés africains à des instruments de pillage des ressources naturelles et humaines au profit des puissances impériales. Cette expérience traumatisante a laissé une aversion durable envers tout ce qui pouvait s’apparenter à l’économie de marché. Après les indépendances, cette méfiance a été exacerbée par l'influence des idéologies socialistes et communistes. Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, a proclamé que « le socialisme est la seule solution à l'exploitation capitaliste ». Julius Nyerere, avec sa politique de l’Ujamaa en Tanzanie, a cherché à collectiviser l'agriculture et à reconstituer des communautés semblables à celles précoloniales. Bien que ces idées aient été fondées sur des aspirations nobles, elles se sont soldées par des échecs économiques retentissants. L’Ujamaa, en particulier, a provoqué des pénuries alimentaires, un exode rural massif et une récession économique. L’échec du socialisme africain repose sur une mauvaise interprétation des valeurs traditionnelles comme l’Ubuntu. Cette notion, souvent résumée par la formule « Je suis parce que nous sommes », ne signifie pas l'écrasement de l'individu au profit du collectif. Au contraire, l'Ubuntu valorise la coopération volontaire et le respect de la dignité humaine. Kenneth Kaunda, ancien président de la Zambie, affirmait : « La société africaine a toujours été centrée sur l’Homme. Nous devons préserver cette humanité dans notre quête de modernité ».

Il est temps de réévaluer notre compréhension des systèmes sociaux africains traditionnels. Loin d'être uniformément collectivistes, ces sociétés présentaient de nombreuses caractéristiques compatibles avec le libéralisme classique : respect de l'autonomie individuelle, commerce libre, gouvernance limitée et protection des droits individuels. Cette réévaluation n'est pas qu'un exercice académique. Elle offre des perspectives précieuses pour repenser le développement de l'Afrique contemporaine.

En réhabilitant les principes du libéralisme classique, l’Afrique peut renouer avec ses racines philosophiques et culturelles tout en se tournant vers l’avenir. Le marché libre, la gouvernance limitée et le respect de la liberté individuelle ne sont pas des importations étrangères : ils sont inscrits dans l’ADN des sociétés africaines traditionnelles. Pour bâtir un avenir prospère et juste, il est temps de rejeter les idéologies qui ont échoué et d’embrasser une voie qui honore à la fois la dignité humaine et le potentiel de chaque individu. L’avenir de l’Afrique passe par la liberté, la responsabilité et la coopération volontaire – des valeurs qui ont toujours fait partie de son histoire.

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