Si l’on considère les multiples crises économiques et politiques qui ont égrainé l’histoire moderne, il est frappant de constater combien le déficit public se retrouve toujours à la confluence des effondrements de monnaie, des troubles sociaux et des crises de confiance dans les gouvernements. L’histoire économique récente des nations est marquée par une dérive lente, silencieuse mais implacable : la normalisation du déficit public. Ce phénomène, érigé en dogme par les keynésiens et les adeptes de “l’État fait la croissance”, représente non seulement une aberration économique, mais aussi et surtout une trahison philosophique et morale. C’est ce que je vais développer dans cette livraison. Après tout, le débat autour du déficit public et de la manière dont l’État finance ses dépenses n’a jamais cessé de susciter la controverse. Depuis l’Antiquité, on discute déjà de la légitimité pour un souverain d’emprunter au nom du peuple et de laisser à la postérité la charge d’en assumer le remboursement. Qu’il me soit donc permis d’apporter mon point de vue (peut-être, marginal).
Commençons par les fondamentaux. Le déficit public, c’est quoi ? Le déficit public se définit simplement comme la différence entre les recettes et les dépenses de l’État lorsqu’elles sont négatives, c’est-à-dire lorsque les dépenses excèdent les recettes sur une période donnée (généralement une année). Le gouvernement finance ce déficit par l’emprunt sur les marchés ou, indirectement, via l’émission monétaire s’il collabore étroitement avec une banque centrale. Lorsque le déficit est chronique, il se cumule dans ce qu’on appelle la dette publique. Cette dette représente le stock total d’emprunts contractés par l’État et non encore remboursés. À chaque exercice budgétaire déficitaire, la dette publique augmente, et les contribuables doivent en assumer les intérêts, sinon le principal, tôt ou tard. Et, c’est là que commence ma critique du déficit public.
L’histoire de la démocratie représentative a toujours mis l’accent sur le consentement des gouvernés à l’impôt. Les Parlements ont été institués, en grande partie, pour voter l’imposition et valider les dépenses. Or, le déficit permet de contourner ce consentement explicite, en rendant invisibles — du moins à court terme — les conséquences financières. Les citoyens voient des services publics (éducation, santé, infrastructures), parfois de qualité, mais ne ressentent pas immédiatement la pression fiscale équivalente. Le subterfuge s’achève quand il faut refinancer la dette ou en payer les intérêts. Les gouvernements augmentent alors l’impôt ou dévaluent la monnaie. Dans les deux cas, c’est la liberté économique de l’individu qui s’en trouve restreinte. Le déficit permet aux gouvernements de dissocier les bénéfices immédiats (dépenses populaires) des coûts réels (impôts futurs ou inflation), créant une illusion de « gratuité ». Cette asymétrie, dénoncée par James Buchanan dans The Calculus of Consent (1962), fausse les incitations démocratiques : les élus, soucieux de leur réélection, privilégient les dépenses visibles tout en reportant les ajustements douloureux. La conséquence est une tyrannie de l’instant, où le court-termisme érode la souveraineté des citoyens futurs. Dans l'ordre des choses, chaque individu doit assumer les coûts de ses propres décisions. En matière de finances publiques, cela se traduit par l’idée que « qui dépense paie ». Mais le déficit, au contraire, reporte la facture sur les successeurs, qu’ils soient contribuables à venir ou citoyens non encore nés. Ces derniers ne peuvent donner leur accord à l’endettement qu’on leur impose. Dans un sens, c’est un acte de « taxation sans représentation » : le principe même qui provoqua la révolution américaine contre la couronne britannique (« No taxation without representation »).
Le déficit permanent installe un régime de fiction budgétaire. D’un côté, l’État prétend offrir plus de biens et services qu’il ne peut réellement financer. De l’autre, les citoyens, éblouis par cet artifice, exigent toujours davantage de prestations, sans mesurer le coût réel de ces politiques. C’est un jeu dangereux où tout le monde fait semblant : on joue à l’État providence généreux, mais on fait peser l’ardoise sur un ailleurs temporel (l’avenir) ou spatial (la banque centrale, les marchés internationaux). Ma mère m’a toujours appris ceci : si l’on veut un service, on le paie. Donc, si l’on veut davantage de prestations publiques, il faut être prêt à assumer le fardeau fiscal correspondant. L’honnêteté intellectuelle et morale exige un alignement entre la dépense et son financement. Le déficit constant est une forme de spoliation intergénérationnelle : on lègue aux générations futures un passif énorme dont elles n’ont pas bénéficié ou qu’elles n’ont pas choisi. C’est un principe d’irresponsabilité collective, voire d’injustice fondamentale. Si la vie politique s’organise sur des mandats de 4 ou 5 ans, la dette, elle, s’étale sur des décennies ou plus. Les gouvernants actuels utilisent l’endettement pour maximiser leur popularité à court terme, tandis que le règlement de l’ardoise sera imposé aux citoyens de demain. Quand le déficit est financé par la planche à billets, on assiste à une érosion insidieuse de l’épargne, c’est-à-dire du fruit du travail et de la prévoyance. L’inflation grignote la valeur de la monnaie, et ceux qui n’ont pas les moyens ou la connaissance suffisante pour diversifier leurs avoirs (e.g. achat d’or, d’immobilier, d’actions) subissent une perte de pouvoir d’achat. C’est là une forme de taxation furtive, non votée, donc illégitime au regard du consentement à l’impôt. D’un point de vue moral, c’est une violation du droit de propriété, car la monnaie n’est plus neutre, elle est délibérément affaiblie par l’État pour masquer ses excès budgétaires.
On avance souvent que certains projets publics (infrastructures, R&D, éducation) sont productifs et justifient le déficit. Même si l’on admet qu’un État puisse s’investir dans des domaines à retombées économiques positives, rien ne justifie que ce soit financé par l’endettement plutôt que par l’impôt, si l’on estime la rentabilité de tels projets. Par ailleurs, le secteur privé, stimulé par un cadre favorable et la stabilité institutionnelle, peut aussi investir dans des projets d’infrastructure (sous forme de PPP, concessions, etc.). Le vrai problème tient au fait que l’État ne sait pas allouer le capital aussi efficacement que le marché, car il ne répond pas à un signal de profit clair, mais à des logiques politiques. L’exemple de « grands travaux » pharaoniques et inutiles—assortis de dérapages budgétaires massifs—n’est plus à démontrer (pensons notamment à certains ouvrages coûteux, parfois inachevés, un peu partout dans le monde).
J’entends souvent quelques objections quand j’évoque mon aversion à l’usage du déficit comme mode de gestion; les voici ainsi que mes réponses.
« Les déficits stimulent la croissance » : Faux. Entre 1960 et 2020, les pays de l’OCDE avec une dette inférieure à 60% du PIB ont crû 0,7 point plus vite que les autres selon une étude du FMI.
« Les marchés financent volontiers les déficits » : Oui, jusqu’à la défiance. La crise des subprimes (2008) et la crise européenne (2010) montrent que les taux peuvent exploser du jour au lendemain.
« Cela limite la souveraineté démocratique » : Au contraire, cela protège les citoyens contre les abus de pouvoir, comme le rappelait Hayek dans La Constitution de la Liberté (1960).
Maintenant la question : que faire ?
Face à la facilité avec laquelle les gouvernements adoptent le déficit comme mode de gestion, il est urgent de mettre en place des mécanismes contraignants. Une simple loi organique, fixant par exemple un plafond de déficit, peut être modifiée à la faveur d’une majorité parlementaire. En revanche, une disposition constitutionnelle représenterait une barrière bien plus solide, difficile à contourner. Voici ce que pourrait être la substance d’une telle réforme :
Interdiction de présenter un budget annuel en déséquilibre : Le gouvernement doit, chaque année, proposer un budget dont les dépenses totales ne dépassent pas les recettes.
Possibilité de déroger en cas de « circonstances exceptionnelles » : Une pandémie, une guerre, une catastrophe naturelle d’ampleur peuvent justifier un déficit temporaire. Mais ces circonstances doivent être précises, limitées dans le temps, et approuvées par une majorité renforcée (par exemple, les deux tiers du Parlement).
Mécanisme de correction automatique : Si, pour des raisons extraordinaires, le déficit est autorisé un temps, la Constitution doit prévoir un plan de retour à l’équilibre sur une période définie.
Transparence et sanction : En cas de non-respect de la règle, les responsables politiques pourraient être soumis à des sanctions, par exemple l’obligation de démission ou la saisie d’une instance judiciaire. Cette mesure peut sembler radicale, mais l’enjeu l’est tout autant : préserver la stabilité financière d’un pays et la confiance des citoyens.
Cette proposition n’a rien de révolutionnaire ! La Suisse a inscrit dans sa Constitution (article 126) un « frein à l’endettement » (Schuldenbremse) obligeant la Confédération à limiter ses dépenses à la hauteur des recettes attendues, ajustées du cycle économique. Résultat : la dette publique suisse est parmi les plus faibles d’Europe, et les finances fédérales sont saines. En période de forte conjoncture, les excédents peuvent servir à réduire la dette ; en période de ralentissement, le gouvernement peut assouplir la règle, mais dans des limites strictes. Le succès de ce dispositif souligne l’importance du consensus politique et culturel sur la discipline budgétaire. Les Suisses sont traditionnellement méfiants vis-à-vis de la dette, conscientes qu’elle hypothèque l’avenir des enfants.
En définitive, c’est un choix de société : voulons-nous une économie de responsabilité, de liberté et de vérité, où chaque dépense publique est assumée ici et maintenant ? Ou préférons-nous la voie facile du crédit illimité, qui se termine inévitablement par la banqueroute, l’hyperinflation ou la saisie autoritaire des richesses des citoyens ?