Il est une phrase de Rousseau à laquelle je souscris à 100% : il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui sont trop près de nous. Je chéris cette observation de Rousseau ; ce qui m’amène à continuellement interroger les évidences. Une évidence répétée ad nauseam sur tous les canaux de communication, c’est : Etat de droit. Ne dit-on pas que si l’on veut perdre une idée, il suffit de l’invoquer à tout propos ? L’Etat de droit est devenu, dans le discours contemporain, un concept obscur, ne dénotant rien de déterminé, ou plutôt quelque chose à double-face, ayant pour seule fonction de justifier l’action. Je propose au lecteur d’examiner la question de l’Etat de droit.
Commençons par la genèse de l’Etat. Il n’y a pas de meilleur ouvrage que "L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État", publié en 1884 par Friedrich Engels, pour avoir une théorie de la genèse de l'État cohérente. Je donnerai ici un résumé grossier (mais clair !) de cette théorie en la dépouillant du militantisme marxiste.
Tout commence par la famille. La famille est la forme primitive de la société, dans laquelle la production est collective et la propriété est commune. Les membres de la famille sont unis par des liens de sang et de mariage. Ensuite, vient la Communauté Primitive (Gens). La gens, plus large que la famille, est un groupe qui est lié par des liens de parenté. Les membres de la gens partagent une même identité et les mêmes droits. Dit autrement, la gens c’est une unité sociale liée par des liens familiaux et tribaux. Les moyens de production étaient collectifs, et il n'y avait pas de propriété privée sur la terre. La société était organisée de manière relativement égalitaire. Les facteurs tels que la croissance démographique et les besoins croissants de la société conduisent à une transition de la Communauté Primitive à la Communauté de Village. Dans la Communauté de Village (Communisme Primitif), les relations sociales commencent à se complexifier, mais la propriété commune des moyens de production persiste. Cependant, avec le développement de la division du travail et l'émergence de la propriété privée des moyens de production tels que la terre, la société devient infiniment complexe. Ainsi, la société n’est-elle plus liée par des liens familiaux et tribaux. Il faut donc trouver un moyen de garantir la propriété privée et de maintenir l'ordre social : c’est la naissance de l’Etat. L’Etat émerge comme un moyen de codifier et légitimer les relations entre les individus d’une communauté politique et d'organiser la force publique. C’est ici que je vais convoquer la théorie de l’Etat développée par Max Weber dans son œuvre majeure, "Économie et société", écrite au début du 20ème siècle. Selon Weber, l'État est une institution définie par sa capacité à détenir le monopole de l'exercice légitime de la force physique au sein d'un territoire donné. Légitime parce que la société accepte et reconnaît comme valide le droit de l'État à utiliser la force pour maintenir l'ordre. Monopole de la violence parce que l’utilisation privée de la violence pour faire respecter ses droits conduirait à l’anarchie où dominerait la loi du plus fort.
Le lecteur attentif voit déjà pointer un danger. Ce danger est la GRANDE question de la science politique. Le danger est le suivant : Comme les individus ont collectivement accepté d’accorder le monopole de la violence légitime à l’Etat, comment peuvent-ils se protéger de ce même Etat qui peut abuser de son monopole ? "Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux, c'est son gouvernement." disait Antoine de Saint-Just. Afin de s’assurer de sa protection contre l’abus de l’Etat, la société impose à l’Etat d’agir en suivant une pratique juridique qu’il est convenu d’appeler un « Etat de Droit ». La société politique fonctionne sous le règne du droit. L'Etat de droit est un système de législation et de juridictions régissant la société, Etat y compris. C’est ici que commence l'ambiguïté sur la notion “d’Etat de droit”. Le problème c'est que "Etat de droit" est polysémique. L’on a deux conceptions opposées de la notion “Etat de droit” : la vision lockéenne (le Rule of Law britannique) et la vision hégélienne (le Rechtsstaat allemand).
La vision de John Locke de l'État de droit est fondamentale dans le développement de la pensée politique moderne. Locke a exprimé ses idées sur l'État de droit dans son ouvrage majeur "Traité du gouvernement civil" (Two Treatises of Government), publié en 1690. Pour faire court, la vision de lockéenne de l'État de droit est l’État qui est soumis à un droit qui lui est antérieur et supérieur, à savoir le droit naturel. Le droit positif créé et institué par l'État n'est légitime qu’à la mesure qu’il protège et sécurise le droit naturel. C'est une conception jusnaturaliste : le droit est un phénomène naturel que l'État doit respecter. Dit autrement, le droit est extérieur à l'État et s'impose à lui. C’est pour cela que Hayek et Bastiat distinguent le droit de la législation en ceci que la législation ne fait qu’exprimer le droit en instituant des règles claires, générales, intemporelles.
A contrario, l’Etat de droit dans l’acception Rechtsstaat allemand, c’est l'État qui fait le droit. Le Rechtsstaat relève d’une vision positiviste du droit : Le droit n’est pas antérieur à l’Etat, c’est l’Etat qui fait le droit et l’impose. On part de l’idée que tout ce que fait l’Etat doit être légal et respecter une hiérarchie de normes juridiques et donc, si l’Etat veut faire quelque chose dont il n’existe pas de cadre légal, il en crée un. L’Etat de droit devient donc Droit de l’Etat. L'État peut faire ce qu'il veut du moment qu'il respecte l'ordre juridique que lui-même a créé. Cela peut conduire à des catastrophes car l’Etat n’est pas limité dans ses actions comme dans le cas du Rule of Law. La conception Rechtsstaat de l’Etat de droit a permis à la puissance publique de s'étendre à tous les domaines d'activité humaine. Par exemple, comme l’explique le juriste autrichien Hans Kelsen, “ Du point de vue de la science juridique, le droit sous le régime nazi était le droit. Nous pouvons le regretter, mais nous ne pouvons nier que ce fût le droit.” Même la pire des dictatures peut être un Etat de droit.
Quand vous entendez les élites (ceux qui ont le pouvoir de dire ou de faire) convoquer l’Etat de droit, reprenez votre souffle et questionnez le sens qu’ils veulent donner à cette expression. Malheureusement, Rule of Law et Rechtsstaat se traduisent en français comme “Etat de droit” bien que ce soient deux choses diamétralement opposées.
Je vous invite à prendre conscience de la funeste ambiguïté de l’expression “Etat de droit”.