Cet article est un peu spécial. De temps en temps, j’écrirai des billets sur ce blog qui n’ont rien avoir avec l’analyse économique ou politique - enfin, en première considération. Je dois confesser quelque chose au lecteur : je suis musicien. Et, dans ce billet, je vais vous parler de musique.
Que le lecteur considère la petite vidéo suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=iHU57yxRiWg
Question : Quel est le nom du rythme que je jouais dans la vidéo ?
Réponse : Le nom du rythme est : 1, 2, 3 … Tchink System.
J’ai découvert le Tchink System pendant mon adolescence et je dois avouer que cette musique ne m’a plus jamais quitté (et, je vous expliquerai pourquoi dans les prochaines lignes).
Je propose au lecteur de faire une pause pour écouter cette musique :
https://www.youtube.com/watch?v=B7qPqEyToZ4
Le nom de l’artiste de la précédente vidéo est Stan Tohon. Stan Tohon, Roger Tohon à l’état civil, est un chanteur, musicien et compositeur béninois, né le 30 décembre 1955 à Abomey et mort le 26 février 2019 à Paris et surnommé « le roi du Tchink System ». Il n’est pas seulement le Roi du Tchink System, il en est l’inventeur. Pour comprendre le Think System, il faut remonter à son ancêtre : le Tchinkoume (vous pouvez découvrir ce rythme musical traditionnel du Bénin en écoutant CECI).
Tout commence sous le règne du roi KPENGLA (1774 – 1789) d’Abomey. Pour une raison non élucidée, un homme nommé Adisso, membre du peuple Mahi des Collines, était tenu en captivité comme esclave à la cour royale d’Abomey. Quelque temps après son “emprisonnement”, il réussit à s’affranchir de sa condition d'esclave à la cour royale d’Abomey pour retourner chez lui, dans la région centrale du Bénin autour de Savalou. Ayant appris la musique aboméenne nommée Zinli pendant sa captivité, il a voulu répliquer cette musique dans sa région natale. Malheureusement, il n’avait pas tous les instruments nécessaires pour recréer la musique Zinli. Il a donc adapté le Zinli aux conditions matérielles d’existence de sa région. Ainsi, remplaça-t-il la jarre-tambour dite KPEZIN, utilisée dans la musique Zinli par un GOTA, calebassier évidé de son fruit de façon à laisser subsister l’enveloppe. Au GOTA, il ajouta deux calebasses renversées dans des récipients remplis d’eau, deux cloches et une paire de hochets en bois. Voilà comment le Tchinkoume est né. Il est très vite devenu le rythme funéraire chez le peuple Mahi des Collines. A partir de 1980, un homme originaire d’Abomey (remarquez l’ironie du sort !) va complètement moderniser le Tchinkoume. Cet homme, c’est Stan Tohon. La modernisation du Tchinkoume, c’est le Tchink System. Stan Tohon crée donc la version urbaine du Tchinkoume qui reprend les rythmes traditionnels du tchinkoume, dérivés du zinli, et qui inclut une instrumentation contemporaine influencée par le rock, la pop et le high-life ghanéen.
Le lecteur peut reprendre une pause pour écouter cette musique de style Tchink System :
https://www.youtube.com/watch?v=9PqV_XQjPa4
Plus tôt dans ce billet, j’ai avoué être tombé amoureux du Tchink System dès la première fois que je l’ai écouté. Je vous en donne la raison.
Le Tchink System produit chez l’âme qui se met à sa disposition une sorte de mélange d’émotions. La musique est la langue des émotions disait Emmanuel Kant. Eh bien, il a bien raison ! Le génie du Tchink System réside dans l’utilisation de la contrainte pour la dépasser. Dit autrement, le Tchink System crée la liberté (musicale) au sein même de la contrainte (le lecteur qui serait un batteur et s’essaierait à ce rythme comprendra mieux le point que je souligne). De plus, son inventeur, Stan Tohon, est un compositeur de génie dans la mesure où il joue avec l'attente de son auditeur. Là où tout le monde attend une fondamentale, il place une quinte par exemple.
J’évoquais “une sorte de mélange d’émotions” en écoutant le Tchink System. Après avoir lu Nietzsche, j’ai pu caractériser très clairement cette “sorte de mélange d’émotions”. Nietzsche a publié en 1872 le livre: La Naissance de la tragédie. Cette œuvre hybride de philologie et de philosophie explore la naissance de la tragédie attique et les motifs esthétiques qui l'ont inspirée. Nietzsche y développe la thèse selon laquelle deux grandes forces opposées gouvernent l'art : le dionysiaque (Dionysos) et l'apollinien (Apollon).
Le grand art consiste à associer les forces dionysiaques (forces de l’ivresse, du chaos, de la liberté) aux forces apolliniennes (forces de l’ordre, de la tempérance, de la tranquillité). Victor Hugo disait que la musique, c'est du bruit qui pense. On voit bien la jonction du dionysiaque (le bruit) et de l'apollinien (penser) dans cette phrase de Victor Hugo. Nietzsche pourrait tout aussi dire que celui qui joint l’apollinien et le dionysiaque produit une création artistique expressive et nourricière qui maintient éternellement sa force authentique et sa valeur originale.
Je comprends le secret du Tchink System. Il joint l’apollinien et le dionysiaque. Il joint un rythme ordonné avec des séquences de cloches en contretemps produisant des moments dionysiens. La “sorte de mélange d’émotions” que j’évoquais plus haut est, en définitive, le ressenti de l’association de l’apollinien et du dionysiaque.
Oui, j’aime le Tchink System. Stan Tohon est un génie. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas une dizaine de rues au Bénin portant son nom ou un trophée national en sa mémoire. En créant le Tchink System, Stan Tohon a gagné l’immortalité laïque.
Il y a une nouvelle génération d’artistes qui reprend (timidement) l’héritage Tchink system. Je pense au groupe Tchink Revo : ci-après un single du groupe Tchink Revo pour rendre hommage à Stan Tohon https://youtu.be/65vSW2rl1mY
Vive le Tchink System,
Vive le Bénin.