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De l’importance (ou pas) de la volonté politique dans le développement économique

De l’importance (ou pas) de la volonté politique dans le développement économique

J’enseigne l’économie dans le cursus MBA d’une école tunisienne. Chaque année, après le chapitre sur l’introduction à l’histoire économique, les auditeurs du cours (qui sont des cadres, des dirigeants de banque ou d’industrie, des hauts fonctionnaires, etc.) ne manquent pas de me faire remarquer que je ne parle quasiment pas du rôle de la volonté politique dans le développement économique des nations. Ils ne cessent d’insister sur le fait que c’est de l’action politique que découle le progrès économique. En clair, le mythe du “grand homme” qui provoque le décollage économique est encore vivace dans les esprits et profondément ancrée dans notre société. Soyons clairs, ça n’est pas que cette croyance est totalement insensée, mais je pense que le rôle de l’action politique dans la transformation de nos sociétés est surestimé : voilà la thèse de mon billet. D’où vient cette surestimation ? De notre façon de concevoir l’histoire.

 

On nous a si souvent conté l'histoire comme une succession d’événements politiques, où les rois, les empereurs, les présidents et les révolutionnaires seraient les principaux acteurs de notre destin. Ces récits, bien que souvent épiques, occultent une vérité bien plus prosaïque, mais non moins fondamentale : ce ne sont pas les édits, les lois, les décrets et les révolutions qui font véritablement prospérer les nations, mais bien les forces économiques qui agissent en coulisses. Il est tentant de croire qu’un “grand homme”, fort de sa volonté, puisse, à lui seul, élever une nation entière vers les sommets de la prospérité. C'est là une illusion dangereuse, une forme de fétichisme politique. En réalité, les véritables artisans de notre bien-être sont les inventeurs, les entrepreneurs, les commerçants, tous ceux qui, dans l'ombre des palais et des parlements, créent de nouvelles richesses, améliorent les procédés de production et répondent aux besoins de leurs semblables. Ce ne sont point les décrets qui ont illuminé nos villes, mais bien l'ampoule de Edison. Ce ne sont point les discours qui ont réduit les distances entre les hommes, mais le télégraphe de Morse et le téléphone de Bell.

Pendant que les politiciens débattent de la meilleure façon de diriger le navire de l'État, ce sont les James Watt de ce monde qui, par leurs machines à vapeur, propulsent véritablement notre société vers de nouveaux horizons. Et que dire de ces humbles paysans qui, par leurs innovations dans l'agriculture, ont nourri des nations entières, là où les plus grands empereurs n'ont su que les affamer ? Ne nous y trompons pas : les véritables héros de notre histoire ne sont pas ceux qui brandissent des épées ou des sceptres, mais ceux qui manient la plume du savant et l'outil de l'artisan. Ce sont eux, ces génies méconnus, qui ont véritablement façonné notre monde, transformant notre quotidien et propulsant notre économie vers des sommets inespérés. 

 

L'économiste britannique Angus Maddison, figure de proue de l'histoire économique quantitative, a consacré une grande partie de sa carrière à retracer l'évolution des principales économies mondiales depuis leurs origines. Ses travaux pionniers, notamment ceux publiés en 1992, offrent une vision sans précédent de la croissance économique à long terme, en remontant jusqu'à la naissance du Christ. Dans un article de 1992, Maddison pose un diagnostic sans équivoque : “Le progrès technique est le moteur essentiel de la croissance économique. S’il n’avait jamais existé, l’ensemble du processus d’accumulation du capital aurait été plus modeste.” En d'autres termes, l'innovation, concept plus large englobant le progrès technique, est le véritable catalyseur de notre développement économique.

Quand nous parlons de développement économique, il est crucial de reconnaître que ce dernier repose sur les idées. Le miracle de l'innovation réside non seulement dans les technologies elles-mêmes, mais dans la manière dont elles interviennent pour résoudre des problèmes humains. Matthew Ridley décrit l’innovation comme un processus itératif et cumulatif, un enchevêtrement d'idées qui se construisent les unes sur les autres. De ce point de vue, l'importance des idées s’étend au-delà de la simple technologie. Considérons la période de la Révolution industrielle, qui a commencé au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Des inventeurs comme James Watt, avec sa machine à vapeur, et Richard Arkwright, avec sa machine à filer, n’ont pas seulement conçu des dispositifs mécaniques : ils ont développé des idées qui ont dynamisé l'industrie textile, augmentant ainsi la productivité et transformant la production. Cela a généré des opportunités économiques qui ont conduit à l'émergence de classes moyennes dans des régions autrefois agraires. L'impact des idées sur le progrès économique peut également être observé dans le domaine de la santé publique. Des avancées telles que la vaccination, formulée par Edward Jenner à la fin du XVIIIe siècle, ont contribué à éradiquer des maladies dévastatrices comme la variole. Ces idées novatrices ont non seulement sauvé des millions de vies, mais elles ont également permis aux populations de se concentrer sur des tâches productives, ouvrant la voie à la croissance économique.

 

En parallèle des idées, la technologie a joué un rôle catalyseur dans le développement économique. Les inventions issues de l'esprit humain ont parfois eu des conséquences bien plus importantes que les décisions politiques. Par exemple, l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg au XVe siècle a radicalement transformé l'accès à l'information. La diffusion de livres a permis un échange d’idées sans précédent, propulsant la Renaissance et, par la suite, les révolutions scientifique et industrielle.

L'histoire nous enseigne que les politiques peuvent souvent entraver le progrès. Raymond Boudon, dans son analyse des sociétés modernes, met en lumière l'idée que des décisions politiques inappropriées peuvent créer des effets inattendus. Par exemple, les politiques protectionnistes mises en place par certains gouvernements pour protéger des industries nationales ont parfois freiné l'innovation au lieu de la stimuler. Le cas classique de l'Union soviétique est révélateur : alors que l'État centralisé imposait des directives, l'absence de concurrence étouffait l’innovation et empilait la stagnation économique.

Les avancées technologiques comme l'Internet et l’intelligence artificielle montrent également comment des innovations récentes changent notre mode de vie à une échelle encore plus grande. Ces technologies, fruits d'un travail collectif d'ingéniosité sur des décennies, ont permis l'apparition de nouveaux secteurs économiques, de nouveaux moyens de communication et d'un accès sans précédent à l'information. Au-delà des préoccupations politiques, ce sont les innovations qui, finalement, déterminent la direction de l’aventure humaine sur terre.

 

Rappelons-nous les paroles de l'économiste J.M. Keynes : « Ce sont les idées, et non les intérêts établis, qui sont dangereuses, pour le bien ou pour le mal. » Les idées et la technologie sont les véritables moteurs du progrès humain. Elles sont la source de notre prospérité, de notre liberté, de notre bien-être. Alors, la prochaine fois que vous entendrez parler d'une nouvelle loi ou d'un changement de gouvernement, demandez-vous : « Quel impact cela aura-t-il vraiment sur ma vie ? » Et puis, tournez votre regard vers les laboratoires, les start-ups, les universités. Car c'est là, dans ces creusets de l'innovation et de la pensée, que se forge véritablement notre avenir.

 

Ne soyons pas comme ces hommes qui, selon Bastiat, « perdent leur temps à demander au législateur d'intervenir là où leur propre industrie suffirait. » Soyons plutôt ceux qui reconnaissent et célèbrent le véritable moteur du progrès : l'ingéniosité humaine, libre et créative.

 

S’il est vrai que la volonté politique n’est pas étrangère au développement économique en ceci qu’elle peut créer un cadre favorable aux acteurs économiques, il est également vrai que l’impact de la volonté politique est largement surestimé. Ce n'est pas dans les urnes que se décide véritablement notre destin, mais dans les esprits brillants qui osent rêver d'un monde meilleur et qui travaillent sans relâche pour le réaliser. Ainsi, lorsque l'on observe les transformations de notre société, il convient de ne pas se focaliser uniquement sur les décisions politiques, mais plutôt sur les dynamiques intellectuelles et technologiques qui les sous-tendent. Ce n'est pas dans les assemblées bruyantes ou les couloirs des ministères que se forge le progrès, mais dans l'atelier de l'artisan, dans le champ du cultivateur, dans l'esprit inventif du savant. Voilà la véritable force qui change le monde.



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