Dans les annales de la pensée économique moderne, se déploie un récit captivant, débutant avec la publication en 1776 de l'œuvre révolutionnaire d'Adam Smith, "La Richesse des Nations". Soit dit en passant, j’invite le lecteur à lire Adam Smith tant ses réflexions sont si profondes pour comprendre l’action humaine et l’ordre social qui en résulte. Les grandes réflexions de Smith sont généralement attribuées à l'esprit de sécularisme qui caractérisait le siècle des Lumières. Pour rappel, l’ère des Lumières est une période transformatrice qui marqua un éloignement de la conception traditionnelle d'un univers centré autour de Dieu, pour embrasser plutôt les nobles principes de la raison humaine et de l'autonomie individuelle.
Toutefois, ce récit classique est assez incomplet. En réalité, notre compréhension moderne des phénomènes de concurrence sur les marchés - soit, le capitalisme - comme pivot du progrès économique doit beaucoup à l'influence invisible de la religion, notamment aux nouvelles idées qui ont émergé dans le monde protestant à la fin du XVIe siècle. L'idée selon laquelle il existe un lien entre la religion et le capitalisme n'est pas nouvelle. Quelqu’un comme Kenneth Boulding explique que le pouvoir de la religion dans l'histoire de l'humanité provient plus que tout de sa capacité à donner une identité à ses pratiquants et à les inspirer à adopter un comportement découlant de cette identité perçue. Dans sa forme extrême, cela donne naissance aux saints et aux martyrs de toutes les croyances, religieuses ou laïques, mais cela engendre également beaucoup d'héroïsme discret, par exemple, dans le travail, le mariage, l'éducation des enfants et dans les tâches routinières de la vie quotidienne, sans lesquelles une grande partie de l'économie pourrait bien s'effondrer.
Le célèbre sociologue allemand Max Weber a aussi vigoureusement soutenu que la foi religieuse avait joué un rôle essentiel dans l’émergence du capitalisme. C’est ici qu’il faut faire un pas en arrière dans l’histoire pour bien comprendre comment le protestantisme a favorisé le développement du capitalisme.
L'un des tournants majeurs de l'histoire de l'humanité a été l'invention de l'imprimerie par Gutenberg au 15e siècle. Pourquoi cette invention est importante ? Parce qu’avant l'imprimerie, les livres et les textes étaient copiés à la main, ce qui rendait leur diffusion lente et très coûteuse. L'imprimerie a permis de produire des livres en quantité beaucoup plus importante et à moindre coût, ce qui a ouvert la voie à une diffusion plus large des connaissances. "L'imprimerie est la plus grande découverte de toutes les époques." - Thomas Carlyle. Ainsi, le clergé a-t-il perdu le monopole de la possession de la Bible et de son interprétation. L'imprimerie a joué un rôle central dans le développement du protestantisme en favorisant la diffusion des idées réformistes, la traduction de la Bible dans les langues vernaculaires, le débat théologique, la formation de communautés protestantes et la création de réseaux de soutien. Les premiers réformateurs protestants, tels que Martin Luther, Jean Calvin et Ulrich Zwingli, ont pu répandre leurs écrits, leurs sermons et leurs arguments de manière beaucoup plus efficace grâce à l'imprimerie. Cela a contribué à la propagation rapide du protestantisme à travers l'Europe. C’est quoi le protestantisme ?
La Réforme protestante, initiée par des figures telles que Martin Luther et Jean Calvin, a remis en question l'autorité ecclésiastique de l'Église catholique romaine. Le protestantisme se caractérisait par un retour aux Saintes Écritures en tant que source ultime de l'autorité religieuse, rejetant de nombreux rituels et pratiques de l'Église catholique romaine. Martin Luther, théologien allemand du 16e siècle, a joué un rôle central dans la Réforme Protestante. Sa critique des pratiques de l'Église catholique romaine, notamment la vente des indulgences et ses thèses ont été imprimées et rapidement diffusées dans toute l'Europe, suscitant un débat et une controverse considérables. Luther a procédé à la traduction de la Bible en allemand. Les gens ordinaires ont ainsi eu accès à la Bible dans leur langue maternelle, ce qui a renforcé leur compréhension personnelle de la foi chrétienne. Cela a également encouragé la lecture individuelle et la pensée critique, ce qui était en contraste avec la pratique de l'Église catholique de l'époque, qui réservait souvent l'accès à la Bible aux prêtres et aux religieux. Première remarque : Le protestantisme, en encourageant la lecture individuelle de la Bible, a fait progresser le niveau d’alphabétisation des masses européennes de l’époque.
Le théologien et réformateur calviniste Jean Calvin a promu l'idée de la prédestination, selon laquelle Dieu a déjà décidé qui serait sauvé ou damné. Cette croyance a engendré une forte anxiété religieuse chez les calvinistes, qui cherchaient à prouver leur élection divine en menant une vie vertueuse et en travaillant dur. Cette éthique du travail a favorisé la croissance économique en encourageant l'accumulation de richesses et en valorisant l'effort individuel. L'accent mis par le calvinisme sur la frugalité, la discipline personnelle et l'économie a contribué à l'accumulation de capital et au développement de systèmes financiers modernes. L'idée que la richesse n'était pas intrinsèquement pécheresse mais pouvait être un signe de la faveur de Dieu a encouragé les individus à s'engager avec plus de dévouement et d'ambition dans les activités économiques. Cette mentalité a posé les bases de l'entreprise capitaliste, car les individus ont commencé à investir dans des entreprises, le commerce et l'industrie, favorisant ainsi la croissance économique. Un exemple de cela est le développement de la société par actions, un précurseur des sociétés modernes. La possibilité de réunir du capital auprès de plusieurs investisseurs a permis des projets et des investissements à grande échelle, contribuant à la croissance du commerce et de l'industrie. Cette innovation dans l'organisation économique était étroitement liée aux principes de l'éthique de travail protestante. L'essor du protestantisme dans des pays tels que l'Angleterre et les Pays-Bas a coïncidé avec l'expansion du commerce mondial et de la colonisation. L'éthique de travail protestante a motivé les explorateurs et les marchands à rechercher des opportunités économiques dans le monde entier, conduisant au développement de réseaux commerciaux mondiaux.
Par ailleurs, Jean Calvin a légitimé le prêt à intérêt malgré l'opposition de l'Église catholique. Au 16e siècle, l'Église catholique détenait une autorité religieuse et politique considérable en Europe, et elle avait établi des règles strictes en matière d'éthique économique. L'une de ces règles était l'interdiction du prêt à intérêt, fondée sur l'interprétation de passages bibliques tels que celui du Deutéronome 23:19-20, qui déclarait : "Tu n'exigeras de ton frère aucun intérêt, ni sur de l'argent, ni sur des vivres, ni sur quoi que ce soit qui puisse donner intérêt." Cette interdiction était soutenue par le concept de l'usure, considéré comme un péché et un acte immoral. Cependant, la montée de la Réforme Protestante a remis en question l'autorité de l'Église catholique et a donné naissance à de nouvelles interprétations théologiques et morales. Jean Calvin, en particulier, a élaboré une doctrine économique qui différait considérablement de celle de l'Église catholique. Pour Calvin, l'éthique économique devait être basée sur la responsabilité individuelle, la vertu et le respect des contrats. Contrairement à l'Église catholique, qui condamnait toute forme d'intérêt, Calvin distinguait entre l'usure excessive, qu'il condamnait, et un intérêt modéré, qu'il considérait comme acceptable. Il argumentait que l'intérêt modéré, qui reflétait le temps et les risques pris par le prêteur, n'était pas contraire à la moralité. L'approbation de Jean Calvin du prêt à intérêt a eu un impact significatif sur le développement de l'éthique économique dans le monde protestant, en particulier dans les régions où le calvinisme s'est répandu. Cette position a contribué à créer un environnement économique plus favorable à l'investissement, à la croissance économique et au développement du capitalisme.
Je sais bien qu’il est aujourd’hui de bon ton d’être anticapitaliste, au moins par hypocrisie. Rappelons au moyen du graphique suivant ce qu’a permis le capitalisme.
Que faut-il conclure de tout ce qui précède ? Nos idées sur l'économie ou la politique économique ont des racines profondément ancrées dans la pensée religieuse. Beaucoup d'entre nous ne sont pas conscients de la manière dont les idées religieuses influencent notre pensée économique, et lorsque de tels liens sont occasionnellement suggérés, ils sont souvent mal compris. Cependant, la religion, non seulement le cycle quotidien ou annuel des observances rituelles, mais aussi la structure de croyance intérieure qui constitue une part essentielle de la vision du monde des individus, a façonné la pensée humaine depuis le début de la vie humaine sur cette terre.