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De la beauté en économie

Grant Wood. — « Spring in the Country » (L’été à la campagne), 1941. Grant Wood était directeur du Public Works Art Project de l’Iowa, une des agences du New Deal qui a salarié 3749 artistes entre décembre 1933 et juin 1934.

Le lecteur attentif de mon blog sait que, de temps en temps, je sors de l’analyse de l’actualité, de l'événement courant, de ce que le poète Claudel nomme magnifiquement « le clapotis des causes secondes »  pour explorer des sujets de fond, des concepts fondamentaux. Le billet de ce week-end sera consacré à la prodigieuse idée de taux d’intérêt en économie et de l’esthétique qu’elle porte.

 

L’économie est une conséquence de l’agir humain. Le propre du genre humain, c’est l’action. Agir c’est viser le changement qui lui-même la notion de succession dans le temps. Le mot est lâché : le temps. Il n’est aucune question d’exposer toute la profondeur de la signification du temps. Mais, l’économie qui est l’ensemble des actions exécutées par le genre humain pour se procurer les choses qui satisfont ses goûts, implique une nécessaire projection dans le futur, dans l’avenir. Or, l’incertitude sur le futur est radicalement certaine pour le genre humain. C’est Victor Hugo qui l’exprime bellement dans un de ses poèmes dans “Les chants du crépuscule” : 

 

 Spectre toujours masqué qui nous suis côte à côte,

 Et qu’on nomme demain !

 Oh ! demain, c’est la grande chose !

 De quoi demain sera-t-il fait ?

 L’homme aujourd’hui sème la cause,

 Demain Dieu fait mûrir l’effet.

 Demain, c’est l’éclair dans la voile,

 C’est le nuage sur l’étoile,

 C’est un traître qui se dévoile,

 C’est le bélier qui bat les tours,

 C’est l’astre qui change de zone,

 C’est Paris qui suit Babylone ;

 Demain, c’est le sapin du trône

 Aujourd’hui, c’en est le velours !

 Demain, c’est le cheval qui s’abat blanc d’écume.

 

La sagesse populaire dit : “Personne ne connaît Demain”. Si on associe à cette vérité la finitude temporelle du genre humain, alors le temps devient un bien économique. De là, le temps a donc un prix : c’est ce que nous appelons le taux d’intérêt. L’idée selon laquelle le taux d’intérêt est le prix du temps est une révolution copernicienne dans les sciences économiques. Dans les premières périodes de l'histoire, le prêt à intérêt était souvent considéré comme une pratique d'exploitation, où les prêteurs riches profitaient des besoins financiers des emprunteurs pauvres sans considération pour le temps. Cette conception de l'intérêt comme une sorte de "rançon" imposée par les riches aux pauvres était courante dans de nombreuses sociétés anciennes. Le prêt à intérêt était continuellement perçu comme un moyen pour les prêteurs de s'enrichir aux dépens des emprunteurs, sans tenir compte du temps écoulé entre le prêt et le remboursement. Dans les sociétés anciennes (pas si anciennes que ça, disons avant le 18ème siècle), le temps n'était pas considéré comme une ressource rare et quantifiable comme il l'est aujourd'hui. L’idée que le temps est un bien économique et a donc un prix, est profonde et belle d’où le titre : De la beauté en économie. Elle est belle, car elle traduit l’impatience humaine, ce que les économistes appellent la préférence temporelle (la préférence subjective qu'une personne peut avoir pour des biens (ou services) immédiats plutôt que pour des biens (ou services) ultérieurs). Allons plus loin dans les explications.

 

Lorsque j'emprunte une somme d'argent ou un bien, je m'engage, en réalité, dans deux transactions distinctes avec mon prêteur. J'achète non seulement le bien ou la somme d'argent, mais aussi le service spécifique de pouvoir disposer immédiatement de cet objet ou de cet argent plutôt que d'attendre jusqu'à ce que je puisse l'acquérir par mes propres moyens. Ce service de disponibilité immédiate, souvent désigné comme le "service du prêt", est ce pour quoi je suis prêt à payer un intérêt. Ainsi, le taux d'intérêt n'est pas simplement un coût supplémentaire imposé par le prêteur, mais plutôt le prix que je suis disposé à payer pour bénéficier du service de disponibilité immédiate des fonds ou du bien. Un taux d'intérêt de 6 % signifie que je suis prêt à payer 6 $ pour 100 $ empruntés pendant un an afin de profiter de la disponibilité immédiate des 100 $. 

 

Le précédent développement est étranger ou méprisé par le Pape Léon XIII, car il déclare : "Le prêt à intérêt est immoral et injuste, car il tire profit du temps.". Heureusement que Jean Calvin dira : "Le prêt à intérêt n'est pas contraire à la loi de Dieu, car il est un moyen de stimuler l'économie et de récompenser l'épargne." Ce n’est donc pas étonnant que le protestantisme soit à l’origine de toute la prospérité que le monde a connu ces trois derniers siècles. Max Weber : "Le protestantisme, en mettant l'accent sur le travail, l'épargne et la responsabilité individuelle, a favorisé le développement du capitalisme et a permis une attitude plus favorable à l'égard du prêt à intérêt."

 

Ce que l’invention et la légitimation du taux d’intérêt ont provoqué, est immense. Tout notre monde moderne repose sur la mise en pratique de ce concept. Le taux d’intérêt a permis de faire rentrer le temps dans le raisonnement économique. Il permet de comparer la valeur de sommes d'argent à différents moments (mécanisme d’actualisation). Il oriente l'épargne et l'investissement vers les projets les plus productifs, contribuant à la croissance économique. Il est un élément essentiel dans le système d’informations de l’entrepreneur. Les banques centrales utilisent les taux d'intérêt pour influencer la demande globale, lutter contre l'inflation. 

 

Le genre humain est fascinant ! 

 

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