Le projet de mise en place de l’Eco, la monnaie unique de la CEDEAO, a été relancé avec un nouvel objectif de lancement en 2027. Lors du sommet de la CEDEAO qui s'est tenu à Abuja du 3 au 4 juillet 2024, les chefs d'État ont réaffirmé leur engagement à introduire cette monnaie unique, qui est perçue comme un moyen de renforcer l'intégration économique et de faciliter les échanges dans la région. Une nouvelle feuille de route a été adoptée, avec un accent mis sur une convergence macroéconomique accrue et des réformes structurelles plus profondes.
Tout ceci soulève d’importantes questions. D’abord, l’échéance de 2027. Est-elle réaliste ?
Les critères de convergence pour la mise en place de l'Eco sont : (1) Taux d'inflation annuel : inférieur à 10 % (2) Déficit budgétaire : inférieur à 3 % du PIB et (3) Dette publique : inférieure à 70 % du PIB. De plus, chaque pays est censé respecter ces critères pendant trois ans pour que l’Eco puisse voir le jour. Où en sont les pays en 2023 ? La réponse est résumée dans le tableau suivant :
En clair, il n’y a pas un pays de la CEDEAO qui a un déficit budgétaire inférieur à 3% du PIB en 2023. Pas un seul. Il y a six pays qui ont un taux d’inflation supérieur à 10%. Je ne vois pas comment le Ghana, la Gambie, le Cap-Vert ou la Sierra Leone vont ramener leur dette publique en dessous de 70% du PIB les trois prochaines années. Je veux bien croire qu’il existe des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre. L’échéance de 2027 me paraît difficilement crédible.
L’autre question que soulève l’Eco est la suivante : est-ce que son instauration est pertinente sur un plan économique ?
En économie, une zone monétaire optimale (ZMO) est une région géographique dans laquelle il serait bénéfique d'établir une monnaie unique. La théorie originelle des zones monétaires optimales (ZMO) établie par Robert Mundell (1961) enseigne que l'optimalité d’une zone monétaire est définie via un certain nombre de critères, à savoir une forte intégration commerciale, une mobilité géographique des facteurs de production entre les régions, la prédominance des chocs symétriques et l'existence de mécanismes d'ajustement face aux chocs asymétriques. Concernant le premier critère, le commerce intra-régional en Afrique de l'Ouest est relativement faible comparé à d'autres régions du monde. En effet, il ne représente qu'environ 15% du commerce total des pays de la CEDEAO, contre 60% pour l'Asie et 75% pour l'Europe. De plus, la mobilité des travailleurs et du capital est limitée par des barrières culturelles, linguistiques et réglementaires. Les infrastructures de transport sont également insuffisantes pour permettre une mobilité efficace. Par ailleurs, les économies des pays de la CEDEAO sont diversifiées et sujettes à différents types de chocs économiques (par exemple, dépendance au pétrole pour le Nigéria, agriculture pour le Mali, la Côte d’Ivoire, le Bénin, etc.). Cette hétérogénéité rend difficile la gestion de chocs économiques avec une politique monétaire unique. Il n’existe pas de mécanismes tels que les transferts fiscaux inter-régionaux dans l’espace CEDEAO. Pour toutes ces raisons, la CEDEAO n’est pas une zone monétaire optimale.
Toutefois, l’on pourrait décider de faire une union monétaire ouest-africaine au mépris des règles de l’économie. Il ne fait pas de doute que cela se terminera comme les nombreuses unions monétaires qui se sont effondrées dans l’histoire. Quelques rappels historiques : l'union monétaire des États du Rhin, créée en 1834 par les États allemands du Rhin et de la Bavière, a été dissoute en 1871 avec la création de l'Empire allemand. Les États membres de l'union monétaire des États du Rhin avaient des économies différentes, ce qui a rendu difficile la coordination des politiques économiques. L'union latine a été créée en 1865 par la France, l'Italie, la Belgique, la Suisse et le Luxembourg. Elle a été dissoute en 1927 avec la crise économique mondiale. La zone sterling, créée en 1925 par le Royaume-Uni, a été dissoute en 1971 avec la fin du système de Bretton Woods. L'union monétaire des États arabes a été créée en 1976 par huit pays arabes. Elle a été dissoute en 1990 avec la guerre du Golfe.
Quand on crée une monnaie unique sur une zone géographique où sont présentes plusieurs nations, ce que l’on fait, c’est supprimer le prix de la géographie qu’on appelle le taux de change. Si les différentes nations n’ont pas des niveaux de productivité comparables, alors c’est la nation ayant le plus haut niveau de productivité qui tire le plus de bénéfices dans l’instauration d’une monnaie unique.
Soit le graphique suivant.
Il est clair que, si l'Eco voit le jour, le Nigéria sera le grand gagnant. Tout le capital productif ira au Nigéria, car c’est le pays ayant le plus haut niveau de productivité dans la zone CEDEAO et, en même temps, les autres pays ne pourront plus mener une politique de change ou de dévaluation de leur monnaie. C’est le même phénomène que l’on constate avec l’Allemagne et la zone Euro.
La seule condition à laquelle l'Eco pourra être une monnaie efficace et, surtout, durable est que l’ouest-africain devienne un État fédéral. Ainsi, les transferts fiscaux inter-régionaux pourront-ils être socialement acceptés. À combien j’évalue les chances d’avènement d’un État fédéral ouest-africain ? Zéro, dans les cinquante prochaines années.
Dans le Chapitre 20 de Luc, on lit que des gens qui feignaient d'être justes ont voulu tendre un piège au Christ. Voici le récit.
“Maître, nous savons que tu parles et enseignes droitement, et que tu ne regardes pas à l'apparence, mais que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis, ou non, de payer le tribut à César? Jésus, apercevant leur ruse, leur répondit: Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l'effigie et l'inscription? De César, répondirent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”.
Le Christ, ici, révèle la dimension étatique de la monnaie en demandant aux personnes mal intentionnées : qui apparaît sur le denier. La réponse : César. La monnaie c’est César, dit autrement, c’est l’Etat et donc c’est la nation. Ce que le Christ nous révèle c’est que la monnaie doit être adossée à une nation - une nation étant une volonté de vivre ensemble. En clair, le Christ dit que sans nation, une monnaie n’est pas viable. L’historien Fernand Braudel souligne dans son livre L'Identité de la France que : "Au prince il a fallu conquérir la monnaie comme il a conquis les provinces qui ont agrandi son royaume ; il en a surveillé les frappes, fixé la valeur, contrôlé la diffusion. La monnaie du roi a fait le roi." En rappelant ce fait historique, il prouve l’importance de l’enseignement du Christ à propos de la monnaie.
En revenant au sujet qui nous préoccupe, la question est la suivante : l’Afrique de l’Ouest est-elle une nation ? La réponse est : non. Donc, l’idée de la monnaie unique ouest-africaine est une balourdise économique ou, pour le dire plus bellement, une aventure économique. Et, parlant d'aventure, qu'il me soit permis de finir ce billet sur la première strophe du poème "Oceano Nox", chef-d'œuvre de Victor Hugo, qui exprime l'idée que les aventures ne sont pas toujours heureuses.
[...]
Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !
[...]
