Soit la situation suivante. Dans une grande ville africaine, un ministre des Transports se pose des questions. Les chauffeurs de taxis manifestent contre l’arrivée de nouvelles plateformes de VTC, criant à l’injustice et à la destruction de leurs moyens de subsistance. Le ministre sait que la concurrence pourrait améliorer la qualité des services et baisser les prix pour les consommateurs, mais il craint aussi la colère des syndicats et des acteurs traditionnels. Il se tourne vers ses conseillers, espérant trouver une analyse claire et des recommandations basées sur des faits. Le ministre doit décider de la manière de réguler ce secteur pour équilibrer les intérêts des différents acteurs : les chauffeurs de taxi traditionnels, les conducteurs de VTC, les plateformes de VTC (Uber, Bolt, etc.), et surtout, les consommateurs. Quelle devrait être la réponse réglementaire optimale ? That is the question !
Le monde de la politique est souvent perçu comme un champ de bataille où les idées s'affrontent et où les passions s'enflamment. Pourtant, sous cette surface agitée, se joue un jeu bien plus subtil et calculé, où les intérêts économiques sont au cœur des enjeux. En analysant les décisions politiques à travers le prisme de l'économie, nous pouvons décrypter les mécanismes qui sous-tendent les choix des gouvernants et comprendre comment les groupes d'intérêt façonnent les politiques publiques.
Sam Peltzman et Jack Hirshleifer, deux économistes de renom, ont apporté des contributions majeures à ce domaine. Leurs théories nous offrent un cadre d'analyse précieux pour comprendre comment les politiques publiques sont façonnées par les interactions entre les différents acteurs économiques et politiques.
Un modèle fondamental en économie politique est la théorie de la régulation de Sam Peltzman, que l'on peut reformuler efficacement comme une théorie de la redistribution. En substance, Peltzman soutient que les décisions de régulation sont motivées par l'interaction des groupes d'intérêt en concurrence pour l'influence. Ces groupes d'intérêt, avec leurs préférences et ressources distinctes, s'engagent dans une guerre d'enchères pour obtenir des faveurs politiques, cherchant à orienter les politiques pour redistribuer la richesse en leur faveur. Selon Peltzman, ce processus n'est pas aléatoire, mais guidé par les rendements décroissants auxquels les politiciens sont confrontés lorsqu'ils favorisent des groupes spécifiques. Le bénéfice marginal de satisfaire un groupe diminue à mesure que davantage de ressources lui sont allouées, forçant les politiciens à équilibrer les intérêts concurrents pour maintenir un soutien large.
Cette théorie explique pourquoi des industries apparemment concurrentielles comme le transport routier et l'agriculture sont réglementées aux côtés des monopoles naturels tels que les services publics et les chemins de fer. Elle remet en question la vision simpliste selon laquelle la régulation vise principalement à corriger les défaillances du marché et soutient plutôt qu'elle est le produit de négociations politiques et de redistribution. L'intuition de Peltzman est ici particulièrement précieuse, car elle tient compte des compromis politiques souvent invisibles dans les analyses économiques classiques. La régulation, dans ce contexte, devient un outil non seulement d'efficacité, mais aussi d'équilibrage des pouvoirs et des demandes des différents groupes d'intérêt.
Si Peltzman a mis en lumière le rôle de la redistribution dans les décisions politiques, Hirshleifer a apporté une nuance importante à cette analyse. Selon lui, les politiques publiques ne sont pas seulement un moyen de transférer des ressources d'un groupe à un autre, mais aussi un instrument de maintien de l'ordre social. Les décideurs politiques cherchent à éviter les conflits ouverts en répartissant les coûts et les bénéfices des politiques de manière à minimiser les mécontentements. Hirshleifer a également souligné l'importance de la concurrence politique. Les régulateurs, tout comme les entreprises, sont soumis à des pressions concurrentielles. Les États, par exemple, doivent rivaliser pour attirer les investissements et les entreprises. Cette compétition les incite à adopter des politiques plus favorables à la croissance économique et à limiter les réglementations excessives. Hirshleifer a introduit un concept fondamental pour comprendre l'économie politique : la hiérarchie des jeux. Selon lui, les interactions économiques se déroulent à différents niveaux. Au niveau le plus bas, nous avons les interactions de marché, régies par les règles du jeu établies par les institutions. Au niveau supérieur, nous avons la politique constitutionnelle, qui détermine les règles du jeu elles-mêmes. Enfin, au niveau le plus élevé, nous avons la politique non constitutionnelle, qui se déroule en dehors du cadre légal établi.
Cette perspective permet de mieux comprendre comment les décisions politiques sont influencées par des facteurs à long terme, tels que les institutions et les normes sociales. Elle nous invite également à nous interroger sur la nature du pouvoir politique et sur les mécanismes qui permettent à certains groupes d'exercer une influence disproportionnée sur les décisions publiques.
Les outils de l’économie offrent un cadre puissant pour analyser le comportement politique, comme le démontrent les théories de Peltzman et Hirshleifer. Ces modèles nous aident à comprendre les interactions complexes entre groupes d’intérêt, régulateurs et politiciens, révélant les incitations sous-jacentes et les compromis qui façonnent les décisions politiques.
Maintenant, essayons de répondre à la question que se pose le ministre des Transports. Il pourrait adopter une approche inspirée de la théorie de Peltzman et de l’analyse de Hirshleifer pour prendre une décision éclairée :
Option 1 : Régulation stricte des VTC
Cette option favoriserait les chauffeurs de taxi traditionnels en limitant le nombre de licences de VTC ou en imposant des restrictions tarifaires similaires. Cependant, cette régulation pourrait nuire aux consommateurs (en augmentant les prix et en réduisant l'offre) et pourrait pousser les plateformes de VTC à quitter la ville, réduisant ainsi la concurrence et l'innovation.
Option 2 : Régulation souple et Concurrence régulée
Le régulateur pourrait choisir de laisser les VTC opérer avec moins de restrictions tout en modifiant certaines régulations des taxis traditionnels pour augmenter leur flexibilité (par exemple, en simplifiant le processus d'obtention de licence ou en permettant une tarification dynamique). Cette approche favoriserait la concurrence, offrirait plus de choix aux consommateurs et mettrait la pression sur les taxis traditionnels pour innover et améliorer leurs services.
Option 3 : Créer une plateforme réglementaire flexible
Inspiré par l’analyse constitutionnelle de Hirshleifer, le ministre pourrait introduire une approche innovante, en définissant un cadre flexible où les taxis traditionnels et les VTC sont soumis aux mêmes normes de sécurité et de qualité, mais où les prix sont laissés à la discrétion des acteurs du marché. Cela encouragerait une concurrence équitable et permettrait aux consommateurs de choisir librement en fonction de la qualité et du prix.
L'exemple du secteur des transports urbains montre comment les outils de l'économie politique peuvent être appliqués à une situation réelle de régulation. L'analyse de Peltzman nous aide à comprendre les pressions exercées par les groupes d’intérêt, tandis que l’approche de Hirshleifer nous pousse à examiner la concurrence entre régulateurs et l'importance des règles institutionnelles qui structurent le marché.
Quand mes étudiants me demandent à quoi servent les sciences économiques, je donne toujours la même réponse : Elles servent à prendre de meilleures décisions et c’est déjà pas mal !