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Comment la Conférence des Forces Vives de la Nation a révélé l’échec d’un modèle économique

Comment la Conférence des Forces Vives de la Nation a révélé l’échec d’un modèle économique

Il est des moments dans l’histoire où les illusions humaines s’effondrent sous le poids implacable des réalités économiques. Le Bénin  a connu un tel moment en février 1990, lorsque la Conférence des Forces Vives de la Nation s’est réunie à Cotonou, dans la salle de l’hôtel PLM Alédjo, pour panser les plaies d’un régime exsangue et proclamer un renouveau démocratique. À première vue, cet événement pourrait être célébré comme un triomphe de la volonté populaire sur l’autoritarisme. Mais, pour moi, il est bien davantage : il est la démonstration éclatante de l’échec structurel d’un modèle socialiste adopté par le Dahomey, puis la République populaire du Bénin, sous la férule de Mathieu Kérékou. Cet échec, loin d’être un accident conjoncturel, est le fruit inévitable d’une doctrine qui méconnaît les lois fondamentales de la création de richesse. Et pourtant, comme nous le verrons, les germes de cette même logique étatiste perdurent aujourd’hui, menaçant le Bénin d’un retour aux affres d’hier si la trajectoire ne s’infléchit pas.

 

Faisons un pas en arrière. Au tournant des années 1970, le Dahomey (actuel Bénin) s’est engagé dans une expérience socialiste sous l’égide du commandant Mathieu Kérékou. Arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1972, Kérékou proclame en 1974 le marxisme-léninisme comme doctrine d’État, rebaptisant le pays « République populaire du Bénin ». Le régime du président Mathieu Kérékou a engagé à partir de 1974 un virage radical vers le socialisme d’État. Tous les secteurs clés de l’économie ont été progressivement nationalisés ou placés sous le contrôle direct du gouvernement​. Des entreprises publiques monopolistiques voient le jour dans l’industrie (cimenterie d’Onigbolo, brasserie, textile, sucrerie de Savé, etc.), dans les services publics (eau et électricité) et la finance (nationalisation de toutes les banques commerciales)​. L’État s’empare aussi du commerce de gros de produits importés et de certaines filières agricoles et agro-industrielles​. En parallèle, un ministère du Plan élabore des plans quinquennaux de développement visant une planification centralisée de l’économie​. Le Premier Plan de l’État (1977-1980) fixe des objectifs ambitieux d’investissements publics dans des « projets phares » (complexe cimentier, complexe sucrier, exploitation pétrolière off-shore, doublement du port de Cotonou)​. Ces choix s’inscrivent dans une volonté de rompre avec l’économie de marché jugée « néocoloniale ». Le secteur privé est marginalisé : les investisseurs étrangers expropriés sont indemnisés a minima (15 milliards de FCFA au total)​, et nombre d’entrepreneurs locaux voient leurs activités reprises par l’État. Dans l’idéologie du régime, l’État doit être le moteur de l’industrialisation et de la croissance, assurant directement la production et la distribution des biens jugés essentiels. (Toute ressemblance avec la philosophie économique ayant cours actuellement au Bénin n’est que fortuite ! )

 

Malgré ces intentions affichées, les résultats économiques du Bénin sur la période 1972-1990 sont très décevants. (Oui, l’enfer est en effet pavé de bonnes intentions). En 1980, la croissance se situait encore autour de 2,5 %. Elle chuta à moins de 1 % en moyenne sur la période 1983-1986, pour devenir négative en 1987 (-1,5 %) et en 1988 (-2 %). Pour financer ses grands projets et combler les trous budgétaires, le régime recourt massivement à l’aide extérieure et aux emprunts. Entre 1976 et 1981, pas moins de 90 % de l’investissement intérieur brut est financé par des ressources extérieures (prêts, dons, etc.)​. La dette publique, négligeable au début des années 1970, grimpe en flèche tout au long des années 1980, plaçant le Bénin parmi les pays pauvres lourdement endettés (PPTE) à la fin du cycle. Le service de la dette devient de plus en plus lourd (il absorbe par exemple 4 % des exportations en 1976, puis bien davantage dans les années 1980). Dès 1986, le gouvernement commence à accumuler des retards de paiement sur les traitements des fonctionnaires​. La situation empire chaque année : fin 1989, les fonctionnaires n’avaient pas été payés depuis sept mois​. Les enseignants et agents de l’État entrent en grève générale pour réclamer le versement des arriérés. En dernière extrémité, l’administration Kérékou doit quémander une aide d’urgence des bailleurs internationaux pour payer les salaires de 1989​. Cet épisode d’un État incapable de remplir sa fonction régalienne de payeur en dit long sur l’effondrement économique survenu à la fin des années 1980.

 

En résumé, à l’aube des années 1990, le Bénin socialiste est en banqueroute​. La croissance est nulle, la dette gigantesque, le Trésor public vide et les services de base (écoles, hôpitaux) dysfonctionnent faute de moyens.

 

Ironie du sort, c’est une idée empruntée au marxisme lui-même qui permet d’éclairer l’enchaînement aboutissant à la crise politique de 1989-1990. Karl Marx affirmait que « l’ensemble des rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique »​. En clair, selon la théorie marxiste du matérialisme historique, les conditions matérielles (économie, forces productives) déterminent en dernière instance la forme des institutions politiques et sociales.

 

Le cas du Bénin en fournit une illustration éclatante. Tant que l’économie a pu être artificiellement soutenue (par l’endettement et l’aide extérieure), la “superstructure” politique marxiste-léniniste s’est maintenue – fût-ce au prix d’une répression du mécontentement. Mais lorsque la base économique s’est effondrée à la fin des années 1980, le régime n’a plus pu tenir. Confronté à la banqueroute et à la colère populaire (fonctionnaires et étudiants en grève, pénuries, etc.), le pouvoir kérékouiste a dû céder. À partir de 1989, dans un contexte de crise économique aiguë, des mouvements de contestation se multiplient et remettent en cause la légitimité du régime en place​. Le président Kérékou, isolé, en vient à convoquer en février 1990 la Conférence des Forces Vives de la Nation, une assemblée nationale de fait, chargée de trouver une issue au blocage. Cet événement marque le basculement du Bénin vers la démocratie pluraliste, avec un gouvernement de transition puis des élections libres en 1991. Autrement dit, l’effondrement du modèle socialiste a précipité une crise systémique qui a rendu inévitable l’ouverture politique. La superstructure du parti unique marxiste a été balayée par la nécessité matérielle : il fallait restaurer les équilibres économiques, obtenir l’annulation partielle de la dette et le soutien des bailleurs, ce qui passait par des réformes démocratiques. On peut y voir la confirmation empirique que l’économie détermine le politique. La Conférence des Forces Vives de la Nation n’est pas tant une victoire de la démocratie qu’un aveu d’échec : l’État socialiste, incapable de nourrir son peuple, doit céder la place à un système où la liberté économique peut, en théorie, reprendre ses droits. 

 

Si l’on observe la trajectoire récente du Bénin, on peut constater que l’État s’implique toujours fortement dans certains secteurs clés, justifiant cette intervention par la nécessité de corriger les “failles du marché” ou de soutenir des filières “stratégiques”. Les dépenses publiques dans certains pans de l’économie ont augmenté de façon notable, ce qui entretient un climat de dépendance vis-à-vis de l’État, un “socialisme d’atmosphère” moins affiché mais bien réel. On observe depuis une quinzaine d’années une croissance plus rapide du secteur non-marchand que du secteur marchand​. En clair, la valeur ajoutée publique progresse plus vite que la valeur ajoutée privée. Une étude de la BCEAO indique qu’après 2005, le poids de l’État dans l’économie béninoise est reparti à la hausse : la croissance du PIB a été tirée de plus en plus par la dépense publique (investissements publics, masse salariale, projets d’infrastructure) plutôt que par l’initiative privée​. Par exemple, les dépenses publiques sont passées d’environ 18 % du PIB dans les années 1990 à plus de 24 % du PIB dans les années 2022. 

 

Il est évidemment excessif de comparer la situation actuelle du Bénin à celle de la fin des années 1980, tant les conditions politiques, macroéconomiques et internationales ont changé. Cependant, l’histoire économique livre une leçon simple mais fondamentale : lorsqu’un État s’arroge un rôle disproportionné dans la production, l’allocation des ressources et la définition des prix, il finit souvent par créer des distortions qui saperont la compétitivité et la créativité du secteur privé.

 

Si la trajectoire socialisante actuelle se durcit – c’est-à-dire si le gouvernement continue d’étendre sa présence dans l’économie, de subventionner largement certaines filières sans rentabilité à long terme, et de réguler intensément les prix – cela exposerait à terme le pays aux mêmes écueils qu’en 1989 : déséquilibres budgétaires, surendettement, faible compétitivité du secteur privé et croissance illusoire.

 

En conclusion, l’échec du modèle socialiste (1972-1990) au Bénin offre un enseignement précieux : une économie ne peut prospérer durablement sans un minimum de liberté d’initiative et de responsabilité dans la production. La crise totale qu’a traversée le pays en 1989-1990 – et dont il a su se relever grâce à un sursaut démocratique – montre que la “main visible” de l’État atteint vite ses limites lorsqu’elle prétend tout diriger. À l’inverse, la vitalité économique à long terme nécessite de faire confiance aux dynamiques de marché encadrées par un État régulateur plutôt que propriétaire. Si le Bénin continue d’intégrer ces leçons en évitant les dérives étatistes, il pourra consolider sa croissance et éviter de retomber dans les travers d’hier.

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