Dans le coin droit supérieur de ma bibliothèque, j’ai placé une petite dizaine de livres ; ce qui signifie que ce sont des livres que je dois lire plusieurs fois. Parmi ces livres, il y a l'ouvrage A Study of History de Arnold Joseph Toynbee. Ce dernier était un historien britannique du XXe siècle, connu pour son travail dans le domaine de l'histoire des civilisations et des sociétés. Il a une fertilité d’esprit hors du commun. Ainsi, a-t-il développé plusieurs théories permettant d’appréhender la naissance et la mort des civilisations. Une de ses nombreuses théories que je trouve extrêmement féconde est celle relative aux élites et à leur rôle dans une société : la théorie des "élites créatives" ou "minorités créatrices". Selon Toynbee, les “élites créatives” jouent un rôle central dans le développement d’une société. Elles sont responsables de la création de nouvelles idées, de la résolution de problèmes complexes et de l'adaptation d'une société aux changements. Leur influence est cruciale pour la vitalité et la survie à long terme d'une civilisation. Par ailleurs, Toynbee développe une théorie sur les “élites dominantes” et les “élites internes”. Je laisse le lecteur lire l'œuvre monumentale de Toynbee pour en savoir plus.
La notion de “nouvelles idées” est cruciale. Dans la résolution des problèmes qui se posent à une société, les “élites créatives” doivent encastrer leurs actions dans une colonne idéologique (idéologie, au sens propre du terme). Lénine (avec qui, je n’ai aucune espèce de proximité idéologique) avait raison de dire “sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire”. C’est la même chose que signifie la Sagesse Populaire quand elle dit : “La réflexion précède l’action”. Cela souligne l'importance de la réflexion idéologique et théorique dans le processus de changement social. La théorie guide l'action : pour qu'un mouvement ou une révolution puisse avoir un impact significatif, il doit être guidé par une idéologie ou une théorie qui définit ses objectifs, ses valeurs et sa vision du changement. Cette théorie sert de base intellectuelle et morale à l'action. Les actions qui réussissent et qui ont un impact durable sont souvent celles qui sont soutenues par une base théorique solide et une vision claire du changement qu'elles cherchent à réaliser.
Prenons un exemple : Mathieu Kérékou.
Mathieu Kérékou a pris le pouvoir au Bénin (anciennement connu sous le nom de Dahomey) en 1972 dans un contexte de coup d'État militaire. L’on peut ne pas cautionner son coup d’Etat mais il est difficile de ne pas considérer Mathieu Kérékou comme une “élite créatrice” au sens de Toynbee. Car, Mathieu Kérékou a essayé d’apporter une réponse à l’instabilité politique du Dahomey. Le Bénin avait connu une instabilité politique depuis son indépendance en 1960. Il y a eu plusieurs changements de gouvernement et de coups d'État militaires dans les années qui ont suivi l'indépendance. À la fin des années 1960, Justin Ahomadegbé-Tomêtin était le président du Bénin. Cependant, son gouvernement faisait face à des problèmes économiques, sociaux et politiques, notamment des conflits internes et des tensions ethniques. Le 26 octobre 1972, le lieutenant-colonel Mathieu Kérékou a dirigé un coup d'État militaire qui a renversé le président Ahomadegbé-Tomêtin. Kérékou a pris le pouvoir. Il a rapidement adopté une idéologie marxiste-léniniste et a renommé le pays la "République populaire du Bénin". Par la suite, toutes ses actions étaient inspirées par l’idéologie marxiste-léniniste (à laquelle je n’adhère aucunement soit dit en passant). Il a nationalisé l'industrie et les entreprises, initié des réformes sociales et économiques conformes aux principes du marxisme, et a cherché à établir des liens avec les pays socialistes. Il y a avait une cohérence idéologique (qu’on peut critiquer par ailleurs) dans l'action publique.
Depuis une petite décennie, le Bénin est tombé dans, ce que j’appelle, la misère de l’action. En voulant répondre à l’action de la misère (le sous-développement), les élites béninoises (le Président, en premier lieu) sont tombées dans la misère de l’action. L’action pour l’action. L’action qui se déploie sans cohérence idéologique. Au commencement de l’ère Talon, l’on pouvait caractériser les réformes (notamment économiques) comme une forme de ponocratie libérale. Ponocratie (ponos signifie travail en grec), car le président Patrice Talon a voulu mettre l’accent sur l’activité en flexibilisant le marché du travail avec l’une des dispositions de la loi du 29 août 2017, qui prévoit que le contrat à durée déterminée peut être renouvelé indéfiniment. Libéral, car un vent de liberté économique a soufflé sur plusieurs secteurs économiques au Bénin. Les réformes de retour à la libéralisation, entamées en 2016, ont permis de sortir l’État du jeu de la production dans la filière coton. En rendant la gestion de la filière à l’Association interprofessionnelle du coton (AIC), composée de tous les intervenants de celle-ci, les retards de fourniture des intrants ont cessé, ce qui permet un rendement optimal.
Mais, en même temps, il y a une forte dépendance au déficit budgétaire. L’absence de ratification béninoise de la Zlecaf dénote d’une certaine volonté protectionniste qui s’éloigne d’une volonté de l’action publique relevant de la ponocratie libérale. De plus, on multiplie les lois au point de faire monter l’inflation normative à des sommets jamais atteints. Tout ceci s’écarte de la ponocratie libérale. Pour être clair, on agit pour l’action elle-même. Il n’y a plus aucune cohérence idéologique dans les réformes menées.
C’est ici que certains esprits demi-habiles diront : c’est du “Pragmatisme politique”! Le pragmatisme politique c’est Pétain qui cède devant les allemands. Le pragmatisme politique c’est, au mieux, la navigation à vue. La critique du pragmatisme politique (entendu comme l’action publique non fondée sur un socle idéologique) est déjà faite par de nombreux penseurs. Raymond Aron, dans ses analyses des systèmes politiques et de la théorie politique, critique la tendance au pragmatisme qui néglige les idéologies et les principes fondamentaux. Il soutient que les idéologies jouent un rôle crucial dans la définition des objectifs et des valeurs d'une société, et que leur absence peut conduire à des politiques incohérentes et à une perte de direction. Nous y sommes ! Leo Strauss, dans ses critiques du modernisme et du relativisme, explique comment le pragmatisme politique peut mener à un relativisme moral et à une perte de valeurs absolues. De toutes les critiques du pragmatisme politique, celle de Hannah Arendt me paraît particulièrement éloquente. Arendt, dans "La condition de l'homme moderne", critique l'action politique dénuée de principes fondamentaux, arguant que cela peut mener à un vide moral et à une perte de sens dans l'espace public. C’est précisément ce que vit le peuple béninois depuis une décennie : la perte de sens dans l’espace public.
Aucun peuple, aucun État, aucun pays ne peut éviter la nécessité d'une réflexion approfondie dans la construction de son destin. L'action n'est qu'une illusion si elle ne repose pas sur un cadre idéologique défini. Dans notre quête pour bâtir un Bénin prospère, la priorité réside incontestablement dans la création d'une pensée fondatrice pour guider nos actions. Les domaines de l'éducation, de l'économie, de la répartition des richesses et de l'évolution des valeurs doivent être soutenus par un socle idéologique solide. Il est essentiel de mobiliser les connaissances pour élaborer cette base idéologique et s'y conformer. Cette démarche doit être une entreprise endogène.
Il faut désormais donner une âme idéologique aux actions publiques, élaborer un corpus idéologique qui puisse permettre au Bénin de réaliser son potentiel. Autrement, il n’y aura que perte de sens dans l’espace public et vide moral comme résultat des actions.
Je laisse le lecteur avec un extrait du poème "Les Idées" de Victor Hugo, publié pour la première fois en 1846 dans le recueil "Les Châtiments".
"Oui, l'idée est le phare, et le livre est le fanal.
Le génie est l'archer, et la cible, c'est l'homme.
Ce qui fait une ère humaine, un châtiment, un blâme,
Ce qui fait un peuple grand, c'est l'idée et l'idole."