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Bénin : Maudite soit la volaille étrangère ?

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Depuis le 1er janvier 2025, le Bénin s’est lancé dans une croisade audacieuse contre un ennemi redoutable : la volaille congelée. L’importation de poulet congelé est déclarée hors-la-loi au Bénin. Cette mesure présentée comme un acte patriotique — que dis-je, un acte de bravoure économique ! — prétend stimuler la production locale de volaille, encourager l’essor du « poulet-bicyclette » et, à terme, mener le pays à l’autosuffisance. Voilà un objectif des plus louables, me dira-t-on. Mais, si l’État semble ici embrasser l’aviculture locale à bras-le-corps, le consommateur béninois, lui, est tout bonnement sacrifié sur l’autel de la “protection” nationale. Dans cette livraison, j’entends défendre ce consommateur — et, ce faisant, l’ensemble des agents économiques dont il soutient l’activité quand il lui reste quelques francs CFA en poche après avoir acheté son poulet dominical.

Commençons par les faits. Le Bénin, selon les estimations disponibles, fait venir plus de cent mille tonnes de poulet surgelé par an, destinées à la consommation locale et à la réexportation. Chacun sait que les Béninois sont amateurs de volaille, laquelle se retrouve immanquablement dans les plats de fête ou dans les mets du quotidien. Au-delà d’une question de goût, il y a aussi la simple réalité économique suivante : le poulet demeure, parmi les protéines animales, l’une des plus abordables… du moins lorsqu’on laisse la concurrence s’exercer. Avant ce fameux 1er janvier, un poulet congelé, importé, valait en moyenne 1 500 F CFA, soit à peine 2,30 euros, alors que le poulet-bicyclette, ce cousin local se pavanant sur nos marchés, oscillait plutôt autour de 3 500 F CFA, environ 5,34 euros. Deux mille francs CFA de différence ! Une bagatelle de 2 000 F CFA de plus, soit l’équivalent du prix d’un tee-shirt ou d’une paire de chaussures d’entrée de gamme. Mais à quoi bon un tee-shirt ou une paire de chaussures, lorsque l’on peut détenir un poulet élevé sous les latitudes béninoises ? Nous apprendrons donc à marcher pieds nus et torse nu, fiers d’avoir préservé la volaille nationale ! Et qu’importe si, dans l’opération, nous appauvrissons les marchands de textile et de chaussures, ceux-ci n’avaient qu’à se reconvertir dans l’aviculture… Car c’est bien là le miracle de la planification économique : elle fait fi de ces détails anodins que sont les préférences des consommateurs. 

Le salaire minimum béninois étant fixé à 52 000 F CFA, un Béninois consommant un poulet par semaine dédiera désormais 26 % de son revenu à ce mets délicat, là où il n’en consacrait que 11 % auparavant. La viande de volaille deviendra un luxe, et nul doute que les plus modestes devront réduire leur consommation de protéines ou réallouer leurs ressources en rognant sur d’autres dépenses essentielles. Mais tout ceci n’est rien face à la noble mission de protéger l’aviculteur local, ce héros que l’on sacralise désormais au détriment du commun des mortels.

Les autorités nous assurent qu’en interdisant la volaille étrangère, on relocalisera la production, on créera de l’emploi pour nos éleveurs, on fera vivre notre industrie avicole dans l’allégresse. À cet instant, on imagine déjà le poulet-bicyclette courir dans un champ aux couleurs du drapeau national, pendant que le producteur local, radieux, se réjouit d’écouler sa production. L’image est idyllique, mais une question demeure : qui paie ? Le consommateur, d’abord et avant tout, et ce, sans la moindre échappatoire. Auparavant, celui-ci pouvait choisir : acheter un poulet local de meilleure qualité s’il le jugeait digne d’intérêt, ou bien préférer le poulet surgelé en provenance du Brésil ou d’ailleurs s’il souhaitait économiser. Désormais, la préférence n’a plus cours : c’est le poulet local ou rien. On nous chantera alors sur tous les toits que c’est un mal pour un bien. Voyons : où est le bien quand on réduit le pouvoir d’achat global ? Chaque fois que vous dépensez 2 000 F CFA de plus pour la même marchandise, c’est 2 000 F CFA qui ne circuleront pas dans d’autres secteurs. Le fabricant de tee-shirts, le cordonnier, le libraire, le vendeur de petits appareils électroniques… tous perdront un peu de chiffre d’affaires, car vous aurez déjà sacrifié une part de vos revenus pour acquérir un gallinacé bondieusement estampillé « local ».

N’oublions pas que, dans l’histoire économique, les interdictions d’importation ont toujours engendré des effets pervers. Prenons, par exemple, la France du XVIIe siècle et l’interdiction d’importer des toiles de coton colorées, les fameuses indiennes, qui venaient d’Orient. Colbert, ministre tout-puissant de Louis XIV, voulait protéger la production textile nationale. Le résultat fut la naissance d’une contrebande florissante, d’une inflation massive sur les tissus autorisés et, pour couronner le tout, l’absence de toute incitation à innover pour être concurrentiel face aux toiles exotiques. On réprima durement les porteurs d’indiennes, allant jusqu’à punir ceux qui voulaient s’habiller à la mode étrangère. Fallait-il vraiment en arriver là pour préserver un marché intérieur ? Et qui, au final, a souffert de cette interdiction ? Les consommateurs d’abord, et toute l’économie française, qui a raté le coche des évolutions techniques et esthétiques. Ou encore, regardons la saga des Corn Laws en Angleterre, au début du XIXe siècle : pour protéger les producteurs de céréales locaux, on imposait des taxes astronomiques sur le blé importé, si bien que le prix du pain s’envola. Les classes modestes en furent les grandes victimes, tout cela pour garnir les poches des grands propriétaires terriens. Face à ces lois jugées injustes, les libéraux anglais se mobilisèrent, s’organisèrent, puis finirent par abroger le dispositif en 1846, au nom du libre-échange et du droit fondamental du peuple à s’alimenter à prix abordable. L’abolition des Corn Laws libéra la croissance industrielle et commerciale du Royaume-Uni, le transformant en atelier du monde pour plusieurs décennies. Cette histoire, on la connaît dans les manuels, on la redécouvre dans les essais, on la ressasse comme un mythe fondateur du libre-échange. Mais apparemment, au Bénin, on la classe dans la rubrique « anecdotes folkloriques », car l’idée même d’interdire un produit meilleur marché semble sortir tout droit des pires sophismes protectionnistes.

« Mais, me direz-vous, le poulet congelé rend le Bénin dépendant de l’extérieur ! » Formule magique, qui vous donne raison avant d’avoir argumenté. Comme si la dépendance vis-à-vis de l’extérieur était un mal absolu. Voyons, de quels produits un pays n’est-il pas, d’une manière ou d’une autre, dépendant ? Celui qui prétend n’importer plus rien devrait aussi cesser d’importer la moindre technologie, le moindre bien d’équipement, le moindre véhicule. Tous les pays du monde vivent dans un réseau d’échanges et s’en portent mieux, car cette ouverture permet de trouver des biens compétitifs, de diversifier l’offre et d’accroître le pouvoir d’achat. Le Bénin lui-même exporte diverses marchandises et aimerait bien que d’autres nations acceptent ces produits sur leurs marchés, plutôt que de brandir des interdictions sous prétexte d’autosuffisance. D’ailleurs, cette histoire d’autosuffisance cache souvent un argumentaire un peu boiteux : si la filière avicole béninoise était si solide, si performante, pourquoi donc craindrait-elle la concurrence du poulet surgelé ? Pourquoi exiger de l’État qu’il bannisse l’importation ? Ne suffirait-il pas de proposer un poulet local si délicieux, si qualitatif, si concurrentiel, que le consommateur, libre de son choix, l’achèterait spontanément ? Réponse évidente : c’est que la filière locale n’est pas concurrentielle en l’état, soit par manque de technologie, soit par manque d’économies d’échelle, soit par inefficience dans la distribution. En clair, pour sauver un secteur qui n’est pas encore prêt à affronter le vaste monde, on dresse une barrière draconienne : l’importation est illégale. Voilà la principale aberration : on fait porter à l’intégralité de la population le poids d’une inefficience sectorielle. On peut légitimement se demander si le remède ne sera pas pire que le mal, car cette barrière va inéluctablement pousser les prix à la hausse, et ce, sans la moindre pression compétitive pour amener les éleveurs à innover ou à diminuer leurs coûts.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un pays africain opère ce genre de choix imbécile. Dans les années 2000, le Ghana a, lui aussi, décidé de surtaxer les importations de volaille, sous prétexte de protéger ses éleveurs. Les consommateurs locaux ont subi l’inévitable : hausse du prix de la viande blanche, émergence d’un marché parallèle, et, au final, incapacité de la filière locale à combler le déficit d’approvisionnement. Les prix ont grimpé en flèche, sans que le secteur avicole ne s’en trouve pour autant révolutionné. De nombreuses études, notamment celles de la Banque mondiale, ont montré que la protection douanière, lorsqu’elle n’est pas doublée d’un vrai effort de productivité et de compétitivité, finit par coûter cher à la collectivité, tout en ne créant pas d’emplois durables. On se retrouve avec un secteur sous perfusion qui vivote en l’absence de concurrence. Le Bénin risque fort de reproduire ce même schéma, en pire, puisqu’il ne s’agit plus d’une surtaxe, mais d’une interdiction nette et tranchée. Il ne faudrait pas s’étonner, dans quelques années, de voir un rapport d’experts pointer du doigt cette décision hasardeuse qui aura brisé le pouvoir d’achat des ménages tout en alimentant un vaste trafic illégal.

Et voici qu’on nous sert l’argument ultime : la santé. Quoi de plus convaincant que d’effrayer la population en insinuant que le poulet congelé, ce vaurien, complote pour abréger nos jours ? Faut-il vraiment prétendre que ces poulets, contrôlés dans le cadre d’un commerce international soumis à moult normes et inspections, seraient plus dangereux que certains spécimens circulant à l’air libre, sans contrôle vétérinaire strict, tout juste bons à être fourrés dans un panier de vélo ? Gageons que si l’on visitait certains marchés improvisés, on y découvrirait de charmants élevages artisanaux où la notion de biosécurité n’a pas précisément droit de cité. Mais puisque nous sommes dans la rhétorique de la peur, accusons plutôt le poulet importé d’être un porteur maléfique de microbes. Étrange paradoxe : à en juger par de nombreux rapports sanitaires, les intoxications alimentaires surviennent plus fréquemment lorsque la chaîne de froid est rompue ou inexistante, ce qui peut arriver justement quand le poulet est transporté sur des routes hasardeuses, sans équipement adapté. Le poulet surgelé, lui, circule avec ses propres certifications, et on peut même, en cas de doute, remonter la filière jusqu’à l’éleveur. Si vraiment la santé était le souci premier, on mettrait en place des contrôles d’hygiène sérieux plutôt que de déchiqueter les passeports douaniers des volailles étrangères. On s’assurerait que toute volaille, locale ou importée, respecte des standards de conservation, de transport et de distribution rigoureux. En somme, on réglementerait le contrôle sanitaire plutôt que d’interdire d’emblée l’importation, comme si le seul fait de franchir une frontière rendait un poulet toxique. Mais il faut croire que le bien-être du consommateur pèse moins lourd que le désir d’écarter la concurrence. Après tout, dire : « C’est pour votre santé » aura toujours un charme oratoire plus grand que d’avouer : « C’est pour mieux remplir les poches de quelques-uns. » Soyons sérieux : si la santé était le seul motif, on encadrerait la qualité, on certifierait, on informerait, bref, on agirait sur les conditions d’hygiène et non sur la provenance. Il est donc temps de rappeler que la sécurité alimentaire, la vraie, ne se décrète pas par un coup d’interdiction, mais par un contrôle rigoureux, transparent et appliqué à tous, indépendamment de la frontière traversée. Les microbes n’ont pas de passeport, et ce n’est pas en fermant les valises frigorifiées remplies de volailles qu’on triomphe magiquement de la contamination. Non, la meilleure arme, c’est le respect des normes et la liberté, pour le consommateur, de choisir un produit contrôlé.

Loin de nier l’importance de soutenir l’agriculture nationale ou de développer la filière avicole, cette livraison vise surtout à rappeler que la meilleure politique n’est pas nécessairement l’interdiction, mais l’élévation de la compétitivité et la liberté de choix.

Nul doute que dans les couloirs des ministères et des douanes, certains proclameront : « Maudite soit la volaille étrangère ! » Puisse la postérité leur rétorquer : « Maudite soit la politique qui rétrécit le portefeuille du Béninois ! »

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