J’ai découvert récemment le résultat d’un sondage (round 8, 2020) effectué par Afrobarometer au Bénin que j’ai trouvé très instructif. A la question “Pensez-vous que le montant d'impôts que les gens ordinaires dans ce pays sont tenus de payer au gouvernement est trop peu, trop élevé, ou est presque le juste montant ?”, ci-après les réponses des Béninois :
Premier enseignement : 83,9% des Béninois pensent que le montant d’impôts est soit presque le juste montant soit un peu trop élevé soit beaucoup élevé. Dit autrement, 83,9% des Béninois soit une écrasante majorité n’approuveraient pas une augmentation de l’impôt.
Second enseignement : Il n’y a pas de grande divergence dans les réponses entre le monde rural et le monde urbain d’une part et entre les hommes et les femmes d’autre part.
A la suite de ces observations, il y a un désir naturel de recherche de causes : « Tout ce qui naît, naît nécessairement d’une cause », aphorisme axiomatique proclamé par Platon dans le Timée. Qu’est-ce qui expliquerait cette aversion aux impôts des Béninois ?
1ère hypothèse : Les gens ne croient pas que les impôts sont alloués aux services publics, mais qu'ils sont plutôt détournés et donc ne servent pas au bien commun.
Cette hypothèse est plus ou moins vraie. Elle est même plutôt fausse.
A la question “Etes-vous d'accord ou en désaccord avec chacune des affirmations suivantes: Habituellement, le gouvernement utilise les recettes fiscales qu'il collecte pour le bien-être des citoyens?”, ci-après les réponses des Béninois :
On remarque que 71,1% des Béninois estiment que le gouvernement utilise les recettes fiscales qu'il collecte pour le bien-être des citoyens. La majorité des Béninois juge donc que les impôts collectés servent à financer les projets qui améliorent le bien commun. Ce qui invalide la première hypothèse.
2ème hypothèse : Au nom de la justice sociale, les Béninois souhaiteraient qu’on fasse contribuer plus les riches à l’effort fiscal.
Cette hypothèse peut paraître crédible tant l’égalitarisme comme idée s’est solidement fixé dans l’esprit des gens. Toutefois, cette hypothèse n’est pas vérifiée dans les faits.
A la question “ Pensez-vous que le montant d'impôts que les riches dans ce pays sont tenus de payer au gouvernement est trop peu, trop élevé, ou est presque le juste montant? ”, ci-après les réponses des Béninois :
61,9% des Béninois pensent que le montant d’impôts que les riches sont tenus de payer au gouvernement est soit presque le juste montant soit un peu trop élevé soit beaucoup élevé. Donc, l’idée (séduisante mais désastreuse) de faire payer plus les riches n’est pas partagée par la majorité des Béninois. Peut-être que le proverbe chinois "Quand les gros maigrissent, les maigres meurent" est bien connu des béninois !
En définitive, la deuxième hypothèse n’est pas vérifiée dans les faits.
3ème hypothèse : La nature du contrat social entre les béninois et leur État est fondée sur une forme de scepticisme envers l’autorité.
Pour comprendre cette hypothèse, faisons un pas en arrière en élargissant le focal. L’Etat, dans son acception moderne, est une idée neuve en Afrique et pour les africains car les structures proprement politiques africaines historiques étaient à petite échelle. George Peter Murdock, anthropologue américain, a proposé une classification des institutions politiques selon les "niveaux de hiérarchie juridictionnelle" (levels of jurisdictional hierarchy, en anglais) dans son livre Ethnographic Atlas, 1967 qui est une base de données sur 1167 sociétés. Dans sa base de données, il a codé une variable (le second chiffre de la colonne 32 dans le dataset) qui varie de 0 à 4 : 0 pour “société sans autorité politique”, 1 pour "petites chefferies", 2 pour "chefferies plus importantes"? 3 pour "États" et 4 pour “grands Etats”. Quand on combine cette classification de Murdock avec les estimations de la population en Afrique en 1880 du projet HYDE (Historical Database of the Global Environment), nous pouvons calculer la proportion d'Africains qui vivaient dans des états en 1880 (voir cette étude : https://ideas.repec.org/p/nbr/nberwo/28603.html) . Il en ressort qu’en 1880, seulement 30% des Africains vivaient dans des sociétés qui avaient un État si l'on considère comme Etat, les groupes ethniques de la base de données de Murdock qui sont codés comme ayant au moins 3 niveaux de hiérarchie juridictionnelle. Dans le cas où l'on adopte la définition plus restrictive de “grand État” de Murdock, seulement 4,4% des Africains vivaient dans des sociétés qui avaient un État. Quoi qu'il en soit, une très grande majorité d'Africains ne vivaient pas dans des États au cours de la période précoloniale. Le pouvoir était confiné à l’échelle locale. La raison fondamentale de ce fait réside dans ce que les africains ont développé un scepticisme profond à l'égard de l'autorité politique (surtout à grande échelle) - le lecteur curieux peut aller lire The Children of Woot de Jan Vansina.
La constitution des Etats africains tels qu’ils sont de nos jours est un phénomène qui a, dans la plupart des cas, moins d’un siècle et demi d’âge. C’est un monde nouveau pour les africains qui, pour la majorité, ont vécu dans des sociétés presque sans niveau de hiérarchie juridictionnelle car le scepticisme à l’endroit de l’autorité politique est profondément ancré. Cela a créé un énorme problème au moment des indépendances; celui de rassembler toutes les institutions endogènes diverses et souvent contradictoires dans un contrat social post-colonial. Le résultat a été l’instauration d’un magma bureaucratico-politique sur le continent.
Le Bénin a été délimité à l'est et à l'ouest à la suite des arrangements franco-anglais et franco-allemands de la fin du 19ème siècle. Le Bénin est une construction artificielle. Artificielle en ceci que les frontières du Bénin coupent en deux à peu près partout les ethnies. Il est une collection de royaumes autrefois indépendants les uns des autres. Le magma bureaucratico-politique instauré par la colonisation et qui perdure en tant qu’Etat aujourd’hui doit gagner la confiance des citoyens pour leur faire adhérer à la nécessaire fiction qu’est la Nation.
Ce développement historique peut ne pas convaincre le lecteur. J’ai un dernier argument qui se trouve dans une des questions du sondage de Afrobarometer.
A la question “ Laquelle des affirmations suivantes est la plus proche de votre opinion?
Affirmation 1: Il est préférable de payer plus d'impôts si cela veut dire que le gouvernement améliorera la prestation des services.
Affirmation 2: Il est préférable de payer moins d'impôts, même si cela implique moins de services fournis par le gouvernement. ”, ci-après les réponses des Béninois :
Il y a 44,4% des béninois qui sont d’accord avec l’idée qu’il est préférable de payer plus d'impôts si cela veut dire que le gouvernement améliorera la prestation des services.
Ce qui est encore plus frappant c’est que 53,4% soient d’accord avec l’idée qu’il est préférable de payer moins d'impôts, même si cela implique moins de services fournis par le gouvernement. Cette dernière statistique exprime bien le scepticisme envers l’autorité sus-expliqué.
La troisième hypothèse est la plus juste.
Il ressort de tout ceci que les gouvernants béninois doivent concevoir l’impôt comme un contrat social en infusant l’idée de l’utilité de l’impôt et surtout en déployant des politiques publiques qui réduisent l’écart entre les citoyens et la classe dirigeante afin de liquider peu à peu le scepticisme des béninois envers leurs dirigeants.