Le texte ci-dessous est une note que j'avais écrite pour un cabinet canadien il y a deux ans. Je vous le partage.
Résumé : En 2050, l’Afrique va doubler sa population et sera le continent le plus peuplé avec près de 2,5 milliards d’habitants. En 2100, la population africaine sera de 4,5 milliards d’habitants. La population d’Afrique subsaharienne augmente de 2,7% par an et elle va continuer d’augmenter encore plusieurs décennies à un rythme supérieur à 2%. Cette forte croissance de la population africaine ouvre une fenêtre d’opportunités notamment dans le domaine du numérique. La digitalisation des économies africaines est portée par une dynamique entrepreneuriale très forte. Les startups numériques se multiplient sur le continent ainsi que les hubs d’innovation. Mais, les entrepreneurs numériques sont face à un double problème : un problème de financement couplé à une rareté de main-d'œuvre qualifiée. Ce papier démontre que les deux leviers importants pour redynamiser l’activité entrepreneuriale dans le numérique en Afrique sont : le financement et la formation.
Mots clés : Afrique, Entrepreneuriat numérique, Développement économique, Economie numérique.
Introduction : Un continent engagé dans la révolution digitale
Les technologies numériques se sont répandues sur le continent africain à un rythme inexorable. En 2020, plus d’un milliard de personnes en Afrique possèdent un téléphone portable[1]. Le taux de pénétration d’Internet est en constante progression. Plus de 450 millions d’africains ont accès à Internet en 2020. Les innovations numériques, adaptées aux réalités locales, se multiplient sur le continent africain. Il s’agit par exemple de réaliser des transactions financières sans compte bancaire ni carte de crédit ou de développer des solutions de commerce en ligne pour des personnes sans adresse postale. Ces innovations ont contribué à changer les lignes d’horizon des villes africaines et ont servi de sources d'inspiration pour les articles et les rapports intitulés « Africa rising », « Lions on the move » et « Aspiring Africa » (V. Mahajan, 2008), (McKinsey Global Institute, 2010), (The Economist, 2013).
Bien que la révolution digitale du continent africain soit en cours, il y a encore du chemin à faire. Dans le classement The IT Industry Competitiveness Index 2020 qui mesure la capacité des pays à soutenir un secteur informatique robuste, il n’y a aucun pays africain dans le top 40[2]. L’Afrique du Sud est le seul pays africain à figurer dans le top 50 en étant 47ème. En termes de rapidité de la connexion internet, il n’y a aucun pays africain dans le top 50 du classement fait par le cabinet américain Akamai Technologies. Dans le même temps, il y a cinq pays africains dans le top 10 des pays ayant le coût de la connexion internet le plus élevé[3]. La largeur de bande d'Internet sur l’ensemble du continent africain est de 12 térabits par seconde (Tbps), inférieure à la moitié de celle de la Chine (36 Tbps) ou de Singapour (37 Tbps).
Le développement de l’entrepreneuriat numérique en demi-teinte
Malgré une transformation digitale africaine en demi-teinte, certaines entreprises tentent de faire bouger les lignes. L'entrepreneuriat numérique (digital entrepreneurship) a commencé à être considéré comme un puissant moteur puissant de l'innovation locale, et donc de la transformation et du développement (B. Ndemo & T. Weiss, 2016). Il peut être défini comme l’ensemble des activités entrepreneuriales visant la production et la distribution de logiciels ou de solutions numériques. Il est clair que l'Afrique connaît un boom de l'entrepreneuriat numérique (J. Bright & A. Hruby, 2015). Les hubs d’innovation ont proliféré rapidement sur le continent africain : selon la méthode de comptage, en 2016, il y avait entre 173 et 314 hubs sur le sol africain. En 2017, les startups africaines ont réussi à lever 560 millions de dollars US, révélant un bouillonnement de l'activité entrepreneuriale dans les économies numériques africaines (S. Koboude, 2021). Mais, les investissements tendent à se concentrer sur quelques zones géographiques à savoir l'Egypte, le Ghana, le Kenya, le Maroc, le Nigeria et l'Afrique du Sud, ce qui témoigne d'une répartition inégale sur le continent. Le secteur privé en général est peu financé. Le crédit intérieur fourni au secteur privé est de 107% du PIB en France, près de 200% du PIB aux USA, plus de 160% du PIB en Chine, plus de 170% du PIB au Japon mais il n’est que d’environ 45% du PIB en Afrique subsaharienne (Banque mondiale). Par exemple, seulement 4% des startups africaines réussissent leur tentative de levée de fonds. De plus, il y a environ sept cent mille développeurs informatiques sur l’ensemble du continent dont la moitié est concentrée sur cinq pays (Afrique du Sud, Égypte, Maroc, Nigeria, Kenya) ; ce qui est relativement peu en regard du milliard de personnes vivant sur le continent.
Les entrepreneurs numériques sont face à un double problème : un problème de financement couplé à une rareté de main-d'œuvre qualifiée. Pour penser les solutions afin d’accélérer l’entrepreneuriat numérique en Afrique, il nous faut comprendre l’économie engendrée par la révolution digitale.
Comprendre la spécificité de l’économie numérique pour penser des solutions
La compréhension de l'économie numérique part d’une conséquence majeure de l’intégration du digital dans les processus de production : les tâches répétitives sont automatisées. De ce fait, qui peut sembler banal par ailleurs, découle une myriade de conséquences dont deux essentielles.
L’économie numérique est une économie à coût marginal nul. Dit autrement, le coût marginal de la production est insignifiant par rapport à l’investissement initial. Que le lecteur m’autorise cet exemple - par souci de clarté. Il y a deux ans, en collaboration avec un ami, j’ai créé une entreprise pour proposer une solution digitale de gestion des notes des élèves dans les établissements scolaires au Bénin. Pour le développement de la première version du logiciel, nous avons dépensé quasiment tout notre capital financier initial (achat de licences informatiques, recrutement de développeurs informatiques, etc.). Une fois le logiciel mis au point, il peut être déployé dans n’importe quel établissement scolaire à coût nul. Concrètement, il y a un coût de distribution (les frais de transport pour aller sur le site de nos clients). Mais, il est très faible en regard du coût de développement du logiciel. Le coût de production est quasiment indépendant de la quantité produite ; c’est une spécificité de l’économie numérique. Le coût marginal de la production est insignifiant par rapport à l’investissement initial : le rendement d’échelle est croissant. L’économie numérique est une économie à coût fixe. Par conséquent, les sunk cost (les coûts irrécupérables) sont une des caractéristiques principales des entreprises de l’économie numérique. Quand une boulangerie tombe en faillite, l’on a la possibilité de vendre le four à pain, l’armoire à levain, le pétrin mélangeur, la trancheuse de pain ou tout autre équipement. En revanche, quand une entreprise de logiciel échoue, elle n’a plus rien à vendre. Le code du logiciel n’a très probablement plus aucune valeur. L’investissement initial est complètement perdu. Comme la production dans l’économie numérique est à coût marginal nul, l’essentiel des dépenses de l’entrepreneur est concentré sur la phase de création. D’où l’on peut tirer deux conclusions en matière de financement de l’entreprenariat numérique : la dette est un mauvais instrument de financement de l’économie numérique, le capital-investissement est le bon instrument.
Par ailleurs, l’économie numérique est une économie de la compétence. Elle redéfinit les attributs des êtres humains et appelle de nouvelles compétences. Des ingénieurs en microélectronique, des développeurs informatiques, des ingénieurs d’affaires, des responsables de service après-vente, des directeurs de systèmes d’information, des analystes de données, etc… tant de compétences nécessaires à l’informatisation des sociétés africaines. Ces compétences représentent un savoir-faire ; ce qui pose la question de la nécessité de réformer le système éducatif en Afrique. Le système éducatif africain, hérité essentiellement de la colonisation, est celui qui produit des concepts théoriques, éduque à l’abstraction et la logique. Il a permis de former d’éminents hommes d'Etat, chefs d’entreprises et dirigeants jusqu’à la fin du 20ème siècle. Mais, il doit être réformé car il ne s’agit plus de remplir des cerveaux mais de produire des connaissances orientées vers l’action, la production. Autrement dit, l’Afrique a besoin d’un système éducatif qui produit des compétences et pas seulement des connaissances. Il y a environ sept cent mille développeurs informatiques sur l’ensemble du continent dont la moitié est concentrée sur cinq pays (Afrique du Sud, Égypte, Maroc, Nigeria, Kenya) ; ce qui est relativement peu en regard du milliard de personnes vivant sur le continent.
Conclusion et recommandations
Pour améliorer l’écosystème entrepreneurial du numérique en Afrique, il faut jouer sur deux leviers : le levier du financement et celui de la formation.
A propos du financement des entreprises, l’Afrique a beaucoup tâtonné. Initialement, les bailleurs de fonds se sont reposés sur l’intermédiation des banques de développement nationales. Ce fut un échec en raison de la dépendance envers les gouvernements. Puis, les banques de développement multilatérales (BAD, BOAD, BDEAC, etc.), à l’instar des bailleurs internationaux, n’étaient pas dimensionnées pour le financement et le suivi des projets de petite taille. Les institutions de microfinance ont contribué au financement de projets, mais la taille et le potentiel des projets concernés relevaient davantage de la survie individuelle d’une famille ou d’une microentreprise que d’une véritable stratégie de développement économique. Les sociétés financières multilatérales (SFI) ou bilatérales (PROPARCO en France, DEG en Allemagne, CDC en Grande Bretagne, FMO au Pays Bas, etc.) ont certes financé des investissements privés, mais une certaine lourdeur d’instruction chez ces institutions n’est pas non plus compatible avec des projets d’innovation. Ce qu’il faut encourager, c’est le développement des fonds de capital-investissement. L’investissement en capital est l’outil financier le mieux adapté à l’économie numérique. En Afrique, il y a eu une multiplication des fonds de capital-investissement actifs ces quinze dernières années (selon Harvard Business Review). Entre 2014 et 2019, les fonds de capital-risque ont conclu des deals d’un montant total de 3,9 milliards de dollars US en Afrique (selon Partech Partners). Quand on regarde les deals des capital-risqueurs, ces 10 dernières années, seulement 5% du montant total des deals est consacré au Seed financing (à l’amorçage) ; l’essentiel étant en série B et C. Il faut donc améliorer le financement à l'amorçage. L’Afrique a des arguments à faire valoir pour attirer les investisseurs. Elle a une démographie favorable, une économie avec des équilibres macroéconomiques encourageants. Entre 2006 et 2011, l’Afrique a enregistré le taux le plus élevé de rendement des investissements directs étrangers, soit 14 %, à comparer aux taux de 9,1 % en Asie, 8,9 % dans la région Amérique latine et Caraïbes, le taux à l’échelle mondiale étant de 7,1 %.
L’autre levier à employer pour dynamiser l'entrepreneuriat numérique, c’est la formation. Il a été démontré ci-dessus que l’économie numérique est une économie de la compétence. Un logiciel est un corpus d’instructions donné à une machine informatique afin de réaliser un ou plusieurs traitements. L’aptitude d’un pays à concevoir des logiciels est intimement liée à sa compétitivité scientifique. Dans l'économie numérique, le cerveau humain est la première ressource naturelle. Dans son rapport 2017 sur l’indice de développement des technologies d’information et de la communication, l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) mentionnait que l’Afrique est la dernière région du monde avec un niveau de compétences dans le digital en dessous de la moyenne mondiale. Il faut donc améliorer le système éducatif avec la mise en place de circuits de formations spécifiques et adaptés aux besoins des entreprises numériques. Il faut créer des incitations à l’endroit des personnes formées à investir dans la création de leurs entreprises avec des réseaux d’accompagnement. La combinaison technologie-main d’œuvre est la clé de la compétitivité future.
En plus des deux leviers évoqués, il y a des fondamentaux qu’il faut consolider. Il est nécessaire de diminuer les risques liés à la corruption et à l’instabilité politique qui sont des facteurs limitants de la prise d’initiative. Il faut également diminuer le poids fiscal sur les entreprises du numérique en créant des « zones franches » par exemple.
En conclusion, l’entrepreneuriat numérique en Afrique ne demande qu’à être valorisé et encouragé. La volonté entrepreneuriale existe. Aux dirigeants et décideurs de lever les freins décrits dans ce papier afin de faire de l’Afrique une terre d’innovation.
The Economist, (2013). Africa Rising – A hopeful continent. Aspiring Africa. Récupéré sur https://www.economist.com/weeklyedition/2013-03-02
Hruby, J. B. (2015). The Next Africa: An Emerging Continent Becomes a Global Powerhouse. New York. Thomas Dunne Books.
Institute, M. G. (2010). Lions on the move: The progress and potential of African economies. New York.
Koboude, S. (2021). Le digital au secours de l'Afrique. Paris. Anovi Editions.
Mahajan, V. (2008). Africa Rising: How 900 million African consumers offer more than you think. New Jersey. Pearson Education.
Weiss, N. B. (2016). Digital Kenya: An Entrepreneurial Revolution in the Making. Basingstoke, UK. Palgrave Macmillan.
[1] Rapport Digital 2020 rédigé par We Are Social et Hootsuite
[2] http://globalindex11.bsa.org/country-table/
[3] https://www.atlasandboots.com/remote-work/countries-with-the-cheapest-internet-world/